Compagnons de route

   
 

À propos, j'ai fait tout ce voyage accosté d'un brave notaire de province qui a son officine dans je ne sais plus quelle petite ville du midi, et qui va passer ses vacances à Bade, parce que, dit-il, tout le monde va à Bade. Aucune conversation possible, bien entendu. Ce digne tabellion sent le papier timbré comme le lapin de clapier sent le chou. Du reste, comme le voyage rend causeur, j'ai essayé de l'entamer de cent façons pour voir si je le trouverais mangeable, comme parle Diderot. Je l'ai ébréché de tous les côtés, mais je n'ai rien pu casser qui ne fût stupide. Il y a beaucoup de gens comme cela. J'étais comme ces enfants qui veulent à toute force mordre dans un faux bonbon ; ils cherchent du sucre, ils trouvent du plâtre.
Lettre XXIX

Le coupé de la diligence badoise était pris. L'intérieur était ainsi composé : un bibliothécaire allemand, triste d'avoir oublié sa blouse dans une auberge du mont Rigi ; un petit vieillard habillé comme sous Louis XV, se moquant d'un autre vieillard en costume d'incroyable qui me faisait l'effet d'Elleviou en voyage, et lui demandant s'il avait vu le pays des grisons ; enfin un grand commis marchand, colporteur d'étoffes, et déclarant avec un gros rire que, comme il n'avait pu " placer ses échantillons ", il voyageait en vins (en vain) ; de plus ayant sur les joues des favoris comme les caniches tondus en ont ailleurs. - voyant ceci, je suis monté sur l'impériale. Il faisait assez froid ; j'y étais seul.
Lettre XXXII

 
 

Victor Hugo, Le Rhin, lettres à un ami, Lettres XXIX et XXXII.