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Focus

Un Ragamala illustré

Le manuscrit Smith-Lesouëf 231 de la BnF
La Bibliothèque nationale de France conserve un magnifique album de la fin du 18e siècle provenant de la région Rajpoute. Un album qui relie la peinture, la musique et l’amour.

Figures musicales de l’amour

Dipaka (du sanskrit dipa « lampe », « lumière » )
Dipaka (du sanskrit dipa « lampe », « lumière » ) |

Bibliothèque nationale de France

Un ragamala de l’école moghole provinciale rajpoute datant de la fin du 18e est conservé à la BnF au département des Manuscrits orientaux. Il s’agit d’un album de 36 peintures orné de motifs floraux dorés assemblées en paravent, sous la côte Smith-Lesouëf 231. Les folios y sont réunis dans le sens de la longueur. Ni la succession des peintures ni les titres ourdous (parfois erronés) inscrits sous la plupart de celles-ci n’indiquent un classement en raga/ragini. Cependant l’ordre d’assemblage ne paraît pas arbitraire : en effet, le paravent déplié, les versos des folios à peintures sont numérotés (chaque numéro étant répété une fois), de 1 à 18 en chiffres persans, en commençant par l’extrémité droite du paravent. En fait, les peintures semblent se présenter par paires à thème commun. Ainsi les deux peintures numérotées « 1 » évoquent un prince auquel on rend hommage ; les deux numérotées « 3 » représentent Krishna ; les deux numérotées « 4 » dépeignent un concert ; etc.

Sringara

Dans cet album la vie amoureuse du « héros » et de l’ « héroïne » forme un thème prédominant. L’amour (sringara en sanskrit) est un sujet abondamment traité dans les littératures indiennes, sanskrite et non sanskrite. Ainsi la poésie tamoule a développé un ensemble complexe de correspondances entre les moments de la vie amoureuse et divers éléments de la faune, de la flore, etc. : l’union est associée au paysage montagneux, à la nuit, à la saison froide, à la fleur kurinci, au perroquet, au tambour tontaka. La littérature sanskrite a exposé des thèmes similaires attestant ainsi l’unité de la sensibilité poétique indienne, indépendamment de ses déterminations linguistiques variées.
Les peintures de notre album montrent l’héroïne dans l’attente du héros, à sa toilette (no 4) ; ou partie à la rencontre de celui-ci malgré l’effroi que lui cause un orage (no 18). Elles dépeignent la rencontre amoureuse (no 25, 26), l’union (no 20), l’enchantement des deux amants à l’aube (no 19). Les moments difficiles ne sont pas ignorés : c’est le héros quittant la bien-aimée à l’orée du jour (no 9) ou venant se faire pardonner (no 10). Parfois aussi l’héroïne doit prendre conseil d’une amie (no 30). La solitude, souvent anxieuse, de l’amante est aussi abondamment décrite : que l’héroïne cueille des fleurs dans un bosquet isolé (no 34), ou reçoive et contemple des lotus (no 16), qu’elle prépare un vase (no 22) ou bien encore qu’elle évoque, nostalgique, le héros absent par le dessin ou l’écriture (no 29). On la voit aussi marcher seule dans des sites isolés ou désertiques (no 11, 12, 17), y jouant parfois d’un instrument (no 21, 23).

La vie des princes

Si la description de la vie amoureuse est un thème important de notre Ragamala, on y découvre aussi l’évocation de la vie des princes : art de la guerre (no 35), plaisirs de la cour (no 1, 2, 7, 8), jeux pugilistiques. Le seigneur profane est d’ailleurs parfois assimilé au monarque spirituel, ici Krishna, « avatar » de Vishnu (no 2). La présence insistante de ce dieu dans l’album est un autre caractère remarquable de celui-ci. Couronné et nimbé (no 2, 5, 6, 13, 14), Krishna est évoqué, dans Kanara (no 6), comme un combattant, et, ailleurs, comme participant à des fêtes avec des femmes identifiables aux gopi ( « vachères » en sanskrit) (no 5, 13, 14) : les jeux de Krishna avec celles-ci forment un thème bien connu en Inde, popularisé par des ouvrages comme le Bhagavata purana et le Gita govinda (par Jayadeva, 12e siècle).
La prééminence de Krishna dans cet album n’éclipse pas cependant la présence d’autres divinités : Brahma devant une dame qui l’honore (no 36), le linga de Shiva auquel une dévote rend le culte (no 3).

Les ascètes

Asavari
Asavari |

Bibliothèque nationale de France

Outre les rites, la Ragamala évoque le mode de vie érémitique. L’ascèse est prescrite avec insistance par l’hindouisme, qu’il s’agisse d’obtenir une jouissance terrestre ou de gagner un mérite spirituel. Les deux derniers asrama ( « période d’existence » en sanskrit) de l’hindou sont caractérisés par un progressif abandon des plaisirs mondains. L’ascèse est aussi le fait des sadhu ( « vertueux », « juste » en sanskrit) qui, même jeunes, choisissent de se détacher de tout lien matériel afin de se consacrer exclusivement à la quête spirituelle. Celle-ci s’accompagne parfois d’exercices de yoga, voire de pratiques de mortification, que semble attester la représentation de Svetamallara (no 31) dans notre album ; ce dernier contient aussi l’image d’un ermite âgé enseignant (semble-t-il) son disciple (no 32) et celle d’un jeune ascète (no 24).

Les scènes musicales

Si raga veut dire musique, on peut s’interroger sur la représentation de scènes musicales dans cet album. Elles sont fréquentes : fêtes dansées à caractère populaire (no 5, 13, 14), concerts de cour (no 7, 8). L’instrument le plus utilisé est la bin, cithare sur tuyau de bambou creux portant deux calebasses (no 8, 13, 14, 21, 28). Cet instrument à cordes doit être distingué d’un autre à tuyau de bambou creux aussi, mais muni d’une seule calebasse (no 33), instrument d’accompagnement d’une forme proche de celle de l’ektara ( « monocorde » en hindi) mais comportant plusieurs cordes à la différence de celui-ci. Un autre instrument d’accompagnement est le tambura à caisse de résonance hémisphérique, dont les quatre cordes, jouées l’une après l’autre, forment l’accord sur lequel se construit le raga (no 7).
À l’occasion des fêtes dansées, les femmes jouent du tambour et du tambourin (no 5), mais aussi la bin (no 13, 14), des cymbales (no 13), ou battent simplement la mesure de leurs mains (no 5) à l’instar de Tumburu devant le prince (no 8). Dans la représentation d’Asdvari (no 23), une charmeuse de serpents joue de la pungi, chalumeau formé d’une gourde pourvue de deux tuyaux.

Les animaux et la nature

Todi
Todi |

Bibliothèque nationale de France

La fascination exercée sur les serpents rappelle le pouvoir de la musique sur les créatures vivantes. Dans la peinture de Todi (no 21), deux antilopes semblent être venues écouter l’héroïne. Les animaux paraissent souvent partager ou illustrer le sentiment des hommes. C’est un fauve apprivoisé qui participe à la paix d’un jeune ascète (no 24) ; ou bien ce sont deux animaux malingres dont la présence peut souligner l’aride désespoir de l’héroïne (no 12, 17), deux paons qui l’accompagnent dans la solitude (no 11). Ailleurs (no 30), un perroquet, qui a parfois, dans la littérature sanskrite, un rôle de confident, semble appuyer les conseils d’une amie.
D’une manière plus ou moins significative, les oiseaux participent à l’atmosphère qui imprègne le paysage ; ainsi les cataka, dont la légende dit qu’ils se nourrissent exclusivement d’eau de pluie, sont associés à un tableau de mousson (no 31). Les oiseaux peuplent les arbres (no 17, 23 [un corbeau ? ]), les nuages (no 13, 22).
Comme le monde animal, la nature en général contribue à susciter l’émotion, le raga. Ainsi le moment du jour suggéré par la couleur du ciel, par la lumière ou par les ombres peut former un puissant élément évocatoire : aube rougeoyante pour les deux amoureux exultants (no 19), soir de paix spirituelle pour le jeune ascète (no 24), soir de mélancolie dans la représentation de Kedara (no 28) et de Gujjari (no 33)... Le paysage également fait ressortir l’atmosphère émotionnelle : le sol inhospitalier des représentations de Kamoda (no 12) et de Gauri (no 17) insistent sur l’anxiété de l’héroïne, alors que le vert vif et les fleurs brillantes de Meghamallara (no 13) semblent former l’écho visuel de la joyeuse musique dansée par Krishna et les femmes qui l’entourent.

L’environnement architectural

S’il est plus monotone que le cadre naturel, l’environnement architectural et citadin offre de nombreuses informations intéressantes. Les édifices sacrés sont peu représentés : deux petits sanctuaires dont l’un n’est pas fermé (no 3), l’autre, à l’aspect plus sévère, ayant pour toute ouverture une entrée assez basse (no 24 ; on peut d’ailleurs se demander s’il s’agit bien d’un temple). L’architecture civile prédomine. C’est, d’abord, la ville qui apparaît au loin, à la lueur d’un éclair (no 18) ou des premiers rayons de soleil (no 19). Les maisons, à toit plat (no 26) ou en pente (no 18, 29), ont souvent un entablement à larmier (no 1, 2, 25, 26). La terrasse, parfois couverte de tapis (ou bien décorée de motifs floraux ? ), forme un espace intermédiaire entre l’extérieur et l’intérieur, où se déroulent des conversations, des concerts, d’autres passe-temps. Elle est parfois abritée par un auvent de toile déroulé à partir du mur (no 1, 8, 25, 26). Couverte d’un plafond orné, comme dans la représentation de Ramakari (no 10), elle s’apparente à une sorte de vestibule très ouvert sur l’extérieur. À l’arrière-plan, des baies (no 7, 9) et des portes entrouvertes (no 10), dont le linteau porte un rideau enroulé, révèlent des pièces plus secrètes. Le sol de celles-ci est parfois couvert d’un tapis (no 16).
Les niches des murs ornés de fleurs peintes (no 4, 10, 20) contiennent des vases blancs émaillés de motifs d’animaux bleus (no 4, 9, 20), emplis de roses, de fruits (no 4). Disposée parfois près d’un lit à quatre pieds (no 4, 9, 15, 19), une table basse porte des fruits, mais aussi des carafes et des tasses de même facture que les vases (no 9, 20) : ces poteries sont comparables à celles que les artisans rajasthanis produisent aujourd’hui encore. Un meuble d’usage courant est la cauki (petit divan ou canapé en hindi) sur laquelle on dispose de larges coussins (no 1, 7, 8). Dans la représentation de Vibhasa (no 19) un grand bassin monté sur pied contient des fruits dont la couleur écarlate répond au flamboiement de l’aube dans le fond. L’album montre aussi des objets usuels, tels que lampe, boîte à chiques de bétel et crachoir (no 30).

Parures

Madhumadhavi
Madhumadhavi |

Bibliothèque nationale de France

Les femmes portent couramment le boléro (coli en ourdou), la jupe (ghaghra en ourdou) et le voile (cadar, sadi en ourdou). L’héroïne de la peinture no 26 fait figure d’exception : elle est représentée à la mode moghole, vêtue d’un pantalon serré (shahvar, payjama en ourdou), d’une robe (peshwaz en ourdou), d’un voile, d’une ceinture (patka en ourdou) qui tombe jusqu’aux pieds.
Certains personnages masculins, ascètes ou divinités, la poitrine non vêtue, portent la dhoti, typiquement hindoue, pièce de tissu enroulée autour des reins. D’autres, princes et héros, ont une sorte de longue veste (jama en ourdou) dont un pan est tiré sur le côté et une ceinture (patka) serrée aux hanches. La veste, lorsqu’elle est fine, laisse apparaître un pantalon (payjama). La tête porte un turban ou une couronne (no 2, 5, 6, 13, 14).
Dans la représentation de Nata (no 35), un guerrier porte des bottes. Dans Kanada (no 6), Krishna a des socques de bois (?), comme la suivante dans Bhairavi (no 3). Hommes et femmes sont parfois chaussés de sortes de pantoufles décorées (no 6, 15, 25, 26), semblables à celles qu’on utilise de nos jours dans le nord-ouest de l’Inde.
Princes, dieux et dames ont très souvent le corps chargés de pierreries serties dans des bracelets, colliers, boucles d’oreilles.