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Enluminures en Islam

La question de l’image en Islam

Par Annie Vernay-Nouri

Même si elle ne fait pas l’objet d’un interdit explicite dans le Coran, l’image figurative est, dès l’origine de l’islam, totalement exclue du domaine religieux. Cette impossibilité va conduire, très tôt, à la formation d’un art original basé sur la calligraphie et l'ornementation qu’on retrouvera ensuite dans le domaine profane.

Le rapport à la représentation dans les mondes arabe, persan et turc


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Déclarées immorales par le mollah Omar, les statues géantes de deux bouddhas élevées entre le IIIe et le Ve siècle dans l’ancien sanctuaire de Bâmiyân, en Afghanistan, furent détruites en mars 2001 par les talibans, qui, pour y parvenir, eurent recours à des explosifs et à des tirs d’artillerie. Le 30 septembre 2005, douze caricatures, dont l’une représentait le prophète Muhammad coiffé d’un turban en forme de bombe, paraissaient dans le journal danois Jyllands-Posten, provoquant l’indignation de certaines communautés musulmanes et de très vives polémiques.
Est-ce un lieu commun d’affirmer que l’islam interdit la représentation des êtres vivants dans l’art, et tout particulièrement celle de son prophète ? S’il s’est effectivement développé en terre d’Islam un art d’une unité et d’une originalité remarquables, dont l’absence de figuration, la calligraphie, la géométrie et l’arabesque constituent les principales composantes, l’aniconisme, c’est-à-dire l’absence d’images, y a été diversement suivi. La place de la figuration, différente dans les domaines religieux et profane, qu’il s’agisse des textes, de l’art ou de l’architecture, varie également en fonction de facteurs historiques, géographiques ou culturels. L’unité du monde musulman, constituée très tôt autour d’une religion, l’islam, et d’une langue, l’arabe, ne doit pas faire oublier l’immense diversité des peuples réunis en son sein, en particulier les trois grandes composantes, arabe, persane et turque, qui ont gouverné tour à tour. Ces peuples aux origines variées, sémitiques, indo-européennes ou ouralo-altaïques, ont entretenu des rapports à l’image fort différents, qui se sont traduits, au cours des siècles, par des productions artistiques parfois dissemblables.

Les textes

L’Ancien Testament formule clairement l’interdit de la représentation de Dieu :
« Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. »
Exode XX, 4 – Traduction œcuménique de la Bible
Le Coran, lui, n’aborde pas directement la question de l’image et de la représentation ; seuls quelques versets jetant l’anathème sur les idoles peuvent être interprétés comme une condamnation des images, comme ceux-ci :
Abraham dit à son père Azar :
« Prendras-tu des idoles [asnâm] pour divinités ?
Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement manifeste. »
Coran, VI, 74 – Traduction de Denise Masson, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1967) ; voir aussi : Coran, V, 90 ; XXI, 57-59 et 66-69.
L’Arabie préislamique, majoritairement polythéiste, vénérait de grossières statues d’idoles, La Mecque étant l’un des plus importants lieux de pèlerinage dédiés à leur culte. C’est à la lumière de ce contexte-là, celui de la prédication coranique, qu’il faut probablement comprendre les quelques allusions contenues dans les sourates. Avec l’expansion de l’islam hors d’Arabie, et au contact de peuples ayant une tradition artistique ancienne de représentation, comme les Byzantins ou les Perses sassanides, l’aniconisme apparaît progressivement dans d’autres textes.
Deux siècles après l’hégire (IXe siècle), les hadîths, recueils des actes et des paroles
du Prophète – qui reflètent cette évolution d’un islam implanté dans de nouveaux territoires –, ont constitué la jurisprudence dans ce domaine.
Rapportés sous la forme d’aphorismes ou de récits, nombre d’entre eux traitent des images, reprenant toujours les mêmes thèmes et se recoupant souvent, sans pour autant constituer de chapitre ordonné. Le Prophète y déconseille l’utilisation d’objets décorés de motifs figuratifs, car ils détournent de la prière et empêchent l’ange de la Révélation de s’approcher :
Les anges n’entreront pas dans une maison où il y a un chien, ni dans celle où il y a des images.
Al-Bukhârî, LXXVII, 87. Al-Sahîh (L’Authentique), l’un des deux plus grands recueils de hadîths, compilé au IXe siècle.
Il y stigmatise également les peintres, qui, voulant imiter la réalité, se comportent en rivaux de Dieu :
Ceux qui seront punis avec le plus de sévérité au jour du jugement dernier sont : le meurtrier d’un prophète, celui qui a été mis à mort par un prophète, l’ignorant qui induit les autres en erreur et celui qui façonne des images et des statues.
Cité par Oleg Grabar, La Formation de l’art islamique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2000, p. 112.
Musawwir’, l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, est également le terme qu’on emploie pour désigner le peintre.
Parallèlement, les théologiens formalisent la position de l’islam vis-à-vis de la figuration dans les textes juridiques. Néanmoins, ce problème n’apparaît jamais comme central et ne fait l’objet d’aucun traité. S’il existe, dès les premiers siècles, une réticence à l’égard des images figuratives, la position des théologiens, élaborée à partir du Coran et des hadîths, varie selon les écoles, les époques et les lieux. Elle oscille entre une interdiction limitée à la seule représentation divine et la prohibition de toute image d’êtres vivants, quel qu’en soit le support. Le Maghreb, par exemple, de tradition malékite – une des quatre écoles juridiques, qui tire son nom de Mâlik ibn Anas –, adopte une attitude beaucoup plus restrictive que l’Iran ou la Turquie. Quant à la destruction des images figuratives, elle se limite principalement à l’épisode où Muhammad détruit les idoles dans l’ancien sanctuaire de la Ka‘ba, consacrant ainsi la victoire du monothéisme. On en voit aussi les traces dans les visages grattés ou mutilés au cours des siècles sur les pages de certains manuscrits.

Art sacré et art profane


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Ce sont les voyageurs européens qui, s’étonnant de l’absence d’images dans les édifices religieux, ont forgé la problématique de la représentation, mais celle-ci n’a jamais fait l’objet d’un débat approfondi en Islam, où l’aniconisme découle d’une vision du monde partagée par toute la communauté musulmane dès son origine. Étranger à toute conception anthropomorphique de Dieu, l’islam n’a pas eu besoin d’interdiction scripturaire particulière, car le texte coranique à lui seul représente la matérialité de la présence divine. L’écriture, qui transcrit le Verbe divin, a pris très rapidement une valeur symbolique qui a mis la calligraphie au centre de l’art islamique, et, de ce fait, a rejeté l’image à une place marginale. Pour ces raisons, la représentation de Dieu, mais aussi de tout être animé, homme ou animal, est totalement impossible dans les mosquées et les autres édifices religieux.
 
L’absence de ces images est manifeste dès le début du VIIIe siècle. Reprenant les codes iconographiques antérieurs byzantins ou sassanides, l’islam naissant les transforme et en détourne le sens. Construite à Damas entre 705 et 715, la grande mosquée des Omeyades est ornée de mosaïques réalisées par des artistes byzantins. Les motifs architecturaux, jusqu’alors utilisés comme arrière-plan, en constituent le sujet principal, tandis que des arbres occupent la place réservée habituellement aux personnages. De la même manière, sur les nouvelles monnaies frappées sous le règne du calife ‘Abd al-Malik (685-705), l’écriture remplace les figures humaines.
Cette absence de figuration caractérise, dès la fin du VIIe siècle, les premiers corans, et s’étend à tous les livres relevant des sciences religieuses : ouvrages de hadîth, de droit islamique, d’exégèse coranique ou de théologie ; la calligraphie et les motifs non figuratifs en constituent en effet le seul décor.
À partir du IXe siècle, en revanche, les figures animales et humaines apparaissent dans le domaine profane, dans les arts des métaux et de la céramique. Ces arts figuratifs ont pour clientèle une élite princière et une bourgeoisie riche et cultivée. D’influences byzantine et sassanide, un art propre à la cour se développe très tôt dans la sphère privée des princes. Par ailleurs, les fouilles archéologiques des châteaux omeyades dans le désert syro-jordanien ont permis de mettre au jour les vestiges d’un art d’inspiration gréco-romaine. En Jordanie, par exemple, la salle des thermes du palais de Qusayr ‘Amra (contemporain de la mosquée de Damas) est décorée de fresques montrant des femmes nues aux formes épanouies, dans la plus pure tradition gréco-romaine tardive. En Iran et en Inde, les fresques continueront à décorer les demeures princières jusqu’au XIXe siècle. Seule la sculpture, expression tridimensionnelle, semble ne pas s’être développée dans l’ensemble du monde musulman.
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