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Orner les Corans et les livres profanes en Islam

Page tapis de frontispice
Page tapis de frontispice

Bibliothèque nationale de France

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Alors que dans les livres islamiques, les peintures servent d’illustration au texte, l’enluminure, au contraire, a pour but d’ornementer louvrage lui-même. Tour rosace, page-tapis, frontispice, ponctuation, elle revêt de multiples formes. Livres religieux et profanes en partagent les principes et le vocabulaire.

L’ornement des corans

Les ornementations participent à l’embellissement du texte coranique et ont également pour rôle d’améliorer sa compréhension. Outre l’embellissement du livre sacré, le décor coranique a pour fonction de signaler au lecteur les différentes divisions du texte. D’une part, celles qui sont inscrites dans la structure même du Coran, les cent quatorze sourates de longueur inégale subdivisées en un nombre variable de versets ; d’autre part, celles d’ordre liturgique qui correspondent à la lecture par jour, semaine ou mois. Le décor est d’abord réservé aux titres de sourates, les fins de versets n’étant signalées que par de petits signes, généralement une rosette. Dans la marge, des médaillons ou des vignettes indiquent les groupes de cinq ou dix versets et d’autres subdivisions. Les indications liturgiques de quart, septième, trentième (juz’) et soixantième (hizb) ainsi que leurs subdivisions, en quarts et moitiés, y figurent également. Il est aussi d’usage de marquer les prosternations rituelles (sajda). Mises à part de légères variantes selon les époques et les lieux, cette architecture ornementale du Coran est toujours la même.

Dans les corans les plus anciens, de format vertical et en écriture hijâzî, les séparations entre les sourates se bornent souvent à un simple trait à l’encre, ou, plus rarement, à une bande aux grossiers motifs géométriques. À l’époque omeyade apparaissent des décors figuratifs faits d’éléments architecturaux et végétaux, mais ils disparaîtront quelques décennies plus tard. L’exemple le plus surprenant provient d’un des nombreux fragments de manuscrits coraniques découverts à Sanaa : on y voit la représentation étonnante d’une salle de prières dans une mosquée – dont le mihrâb et chacune des arcades, sur deux niveaux, contiennent des lampes suspendues. Le même vocabulaire architectural, composé de colonnades antiques et d’arcatures, orne plus modestement les titres de sourates de volumes contemporains.

Versets du Coran en style higazi
Versets du Coran en style higazi |

© Bibliothèque nationale de France

Copiés dans un format à l’italienne, les corans coufiques de l’époque abbasside présentent une ornementation plus élaborée. Situé en tête et en fin de volume, un décor en pleine page occupe la surface dévolue ailleurs à l’écriture : dans un rectangle allongé s’inscrit un compartimentage géométrique orné de carrés et de cercles et rempli d’éléments végétaux stylisés. À l’intérieur des volumes, les titres de sourates et le nombre de versets qui les composent s’inscrivent en simples lettres d’or, ou, de façon plus sophistiquée, dans un large bandeau doré, l’un et l’autre se prolongeant alors dans la marge par une vignette ornementée. La surface du bandeau est recouverte de petits motifs décoratifs : points, hachures, damiers, éléments végétaux. L’or, s’opposant à la blancheur du parchemin et au noir de l’écriture, est la couleur la plus utilisée, à peine rehaussée de noir et de rouge. Les premières marques de vocalisation font leur apparition sous la forme de points rouges placés en dessus ou en dessous des lettres. De très précieux corans sont copiés à l’encre d’or ou, comme le Coran bleu, sur des parchemins teintés, à la manière des bibles pourpres byzantines.

À la fin du 10e siècle, tandis que les manuscrits coraniques connaissent des changements radicaux, la distribution et l’organisation des textes et des enluminures se transforment. C’est ce que montre un volume copié et enluminé à Bagdad en 1009-1010 par Ibn al-Bawwâb, premier exemple connu d’un coran écrit en un seul volume, sur papier, et en écriture naskhî. Les motifs abbassides anciens, adaptés au format vertical, se développent sur des doubles-pages en début et en fin de volume, se faisant désormais face et se répondant en miroir. La palette s’enrichit de bleu et de marron, mais l’or domine encore.
Progressivement, les décors deviennent plus complexes et s’étendent à d’autres parties des manuscrits : de somptueuses pages tapis, auxquelles font écho les pages finales, invitent le lecteur à entrer dans la spiritualité du livre ; l’enluminure apparaît autour du texte ; et les premiers feuillets se parent de motifs ornementaux (titre de sourates, décompte du texte…). Témoignage de cette période, un coran à l’écriture parfaite dû au maître Yâqût al-Musta’simî s’ouvre sur un double frontispice – dont le décor, évoquant un panneau de céramique, repose sur une construction à base d’octogones.

Les corans réalisés en Occident musulman présentent de légères différences avec les exemplaires orientaux : de format presque carré, ils sont copiés sur parchemin jusqu’au 14e siècle ; leurs pages tapis offrent des compositions qui rayonnent à partir d’un point central, formant de nombreux polygones et créant l’illusion de l’infini. L’écriture maghribî étale ses larges courbes dans une encre sépia qui contraste avec les couleurs vives – jaune, vert-bleu et rouge – de la vocalisation et des signes diacritiques.

Sourates CX, Le Secours, 3 à CXIV, Les Hommes, 1-6
Sourates CX, Le Secours, 3 à CXIV, Les Hommes, 1-6 |

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Le 14e siècle marque un tournant notable dans la production des corans, qui se standardise aussi bien en Égypte et Syrie, sous les Mamelouks, qu’en Iran ilkhanide. De nombreux exemplaires commandités par des sultans ou des hauts dignitaires nous sont parvenus. De taille plus grande, ils se présentent le plus souvent soit sous la forme d’un épais volume soit en trente fascicules. Le naskhî est abandonné au profit d’écritures de plus grand module, comme le muhaqqaq ou le rayhânî. Associé à l’or, le lapis-lazuli, auquel se mêlent d’autres couleurs, comme le rouge, le noir ou le vert, connaît une faveur croissante. Le décor géométrique, à cette époque, atteint son apogée : une étoile centrale darde ses rayons vers l’extérieur, multipliant un réseau complexe de polygones imbriqués les uns dans les autres, où le regard se perd, tant il est difficile de suivre un fil conducteur. L’entrelacs de figures géométriques est entièrement tapissé de fins motifs, fleurons et rinceaux végétaux. La plupart des pages d’incipit sont divisées en trois parties : deux bandeaux enluminés encadrent la zone centrale qui contient le texte, copié dans des motifs en forme de nuages sur fond de volutes. Apportés par les invasions mongoles, des motifs d’origine chinoise, comme la pivoine ou le lotus, font leur apparition.

Sous le patronage timouride (1378-1506), tandis que l’art du livre connaît une exceptionnelle floraison, une profonde transformation des décors s’opère, qui se poursuit, sans grande innovation, sous les empires ottoman, safavide et moghol aux 16e et 17e siècles. Les corans en un seul volume, somptueusement enluminés, supplantent les corans en plusieurs tomes des siècles précédents. Les pages tapis basées sur une stricte construction géométrique disparaissent au profit de compositions délicates où le décor floral envahit totalement l’espace. Un bleu profond caractérise ces décors tapissés de rinceaux et d’arabesques dans lesquelles s’entremêlent de minuscules fleurs ouvertes ou en boutons. La symétrie n’en est pas absente, mais la structure organisatrice des doubles-pages repose désormais sur un large encadrement, se déployant sur trois côtés et délimitant un espace, souligné de bandeaux enluminés. Dans un médaillon central, inscrite avec une encre de couleur, la fâtiha, première sourate du Coran, ou de courts versets incitant au recueillement, se détache dans un thuluth aux formes arrondies.

Coran en écriture muhaqqaq
Coran en écriture muhaqqaq |

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Versets du Coran dans une mandorle à fond d'or
Versets du Coran dans une mandorle à fond d'or |

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L’ornement des livres profanes

Si, hormis la Thériaque, les exemples de manuscrits arabes richement enluminés sont assez peu nombreux, les ouvrages persans et turcs, et tout particulièrement les textes poétiques qui fleurissent dès le 14e siècle en Iran, en Asie centrale ou en Turquie, sont richement ornementés. Isolée ou en prélude à des illustrations narratives, l’enluminure utilise un vocabulaire décoratif fort proche de celui des corans.
L’enluminure est principalement réservée aux premières pages. Au premier feuillet, dans un médaillon central nommé shamsa, on trouve généralement le titre de l’œuvre et le nom du commanditaire. Suivent ensuite, dans les beaux exemplaires, de luxueuses doubles-pages en miroir, proches, dans leur forme et la distribution de leurs motifs, des corans contemporains. Dans les livres plus modestes, à la première page, le texte commence juste au-dessous d’un frontispice enluminé. Celui-ci, appelé ‘unwân ou sarlawh, est aussi employé pour différentier les parties d’un recueil, comme dans le Khamseh (Cinq poèmes) de Nezâmi. Avec les Ottomans se généralise l’usage d’un cartouche surmonté d’un motif évoquant une coupole.

Un recueil profane enluminé comme un Coran
Un recueil profane enluminé comme un Coran |

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Décor géométrique et végétal
Décor géométrique et végétal |

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Dans l’art du livre profane, le choix du papier, la mise en page et la calligraphie concourent, outre l’enluminure, à réaliser des exemplaires précieux. Si le monde arabe utilisait déjà les papiers teintés, c’est sous les Persans, puis les Ottomans, que s’en généralise l’usage. Papiers mouchetés, sablés d’or, marbrés, ou encore papiers silhouettés aux motifs de fleurs sont employés pour le texte ou dans les marges. Ces dernières se parent de motifs géométriques ou floraux, mais aussi de gracieux animaux. Si les copistes composent les textes littéraires en un seul bloc, ils disposent au contraire la poésie en d’élégantes colonnes, parfois écrites en diagonale et espacées par de légers motifs ornementaux. Les reliures des livres profanes, à l’image de celles des corans, reprennent parfois les motifs qui décorent les premières pages.
Aujourd’hui encore, cet art non figuratif se perpétue, et la calligraphie, traditionnelle ou moderne, inspire toujours de nombreux artistes. L’arabesque, quant à elle, demeure encore le symbole d’un art purement islamique.

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