Le théâtre et le sumô
par Gisèle Lambert
Le théâtre, suivi par le
roman de mœurs et la poésie (waka, kyôka, haikai),
devint l’expression privilégiée de la culture profane
citadine. La bourgeoisie marchande se retrouva dans les idéaux, les
valeurs, les héros et les modes proposés par les dramaturges,
les acteurs, les écrivains et les poètes.
Le kabuki, un théâtre anticonformiste

Le quartier des théâtres à Edo, comme le quartier des
plaisirs, symbolisa le « monde flottant », avec trois établissements
au XVIIIe siècle, le Nakamura-za, l’Ichimura-za,
le Morita-za. Trois formes de spectacles existaient, le nô, le ningyo-jôruri et
le kabuki, littéralement, théâtre chanté et dansé (ka, « chanson », bu, « danse » ki, « représentation »).
Le nô offrait un répertoire identique depuis le XVIe siècle,
puisant ses thèmes dans la littérature classique ou légendaire,
exaltant le spirituel, le sacré, le surnaturel. Il se répartissait
en cinq catégorie : nô de divinités, de guerriers,
de femmes, de la vie réelle, de démons. Il ne correspondait
pas au goût du nouveau public citadin mais il était
le seul à faire partie des genres de spectacles nobles.
Malgré son succès, le kabuki, théâtre anticonformiste,
apparu au début du gouvernement Tokugawa, en fut exclu. Ce n’est
qu’en 1887 qu’il fut enfin reconnu, après qu’un empereur,
Meiji Tennô, pour la première fois, assista à une représentation.
Ce théâtre serait né au début du XVIIe siècle,
parmi une troupe de danseurs et de mimes créée par une femme,
Okuni, prêtresse et danseuse au temple shintô d’Izumo. Elle
aurait imaginé un spectacle évinçant les danseurs des
temples, qui présentaient une danse bouddhique rythmée par un
gong, en psalmodiant le nom de Bouddha. Okuni s’entoura de personnes
issues du monde des plaisirs et les danses, au son de la flûte, du shamisen
et du tambour, devinrent de plus en plus excentriques, sensuelles et excitantes,
les mouvements de plus en plus outrés et indécents, tout comme
les histoires et les costumes, de couleurs vives. C’était une
forme déguisée de prostitution.
Le shogun interdit la scène aux femmes en 1629 pour suspendre tout débordement.
Leur remplacement par des adolescents entraîna d’autres déviations,
si bien que tous les rôles féminins furent joués par des
hommes (onnagata) à partir de 1652. Le caractère originel, érotique,
du kabuki, en fut très
atténué. L’onnagata, proche du travesti, calquait
son allure, sa démarche, ses gestes sur les attitudes féminines,
même dans sa vie quotidienne. En scène, il portait une perruque
et, pour éviter toute confusion, la mèche de cheveux frontale était
rasée et remplacée par une étoffe.

Différents styles d'action dramatique
Le théâtre kabuki s’était inspiré du théâtre
de marionnettes et avait privilégié l’action dramatique.
Il évolua et connut son âge d’or en 1740, lorsqu’il
se libéra de l’influence du théâtre de poupées
et s’affirma comme une réaction au théâtre nô.
Au masque du nô, le kabuki opposa dès sa création, le visage
découvert et maquillé de l’acteur, dont l’expressivité traduisait
les passions et les sentiments du héros. Cet intérêt pour
le visage humain, sa mobilité, révélait une sensibilité au
réalisme.
Le style d’Edo, dramatique, violent (
aragoto), exaltait le héros
au pouvoir magique. Créé par une célébrité,
Ichikawa Danjurô I (1660-1704), il exigeait un maquillage (
kumadori) évoquant
la contraction de la musculature du visage, la tension des traits, les veines
saillantes, concrétisé le plus souvent par des lignes : rouge
pour le héros loyal, courageux, invincible ; bleues, pour le méchant,
ou marron violet, pour un être surnaturel.
L’action était intense. Cependant les mouvements effectués
avec lenteur, les déplacements à un rythme étudié,
et les poses en pleine action (
mie), se doublant d’une expression
figée, d’un strabisme, d’une torsion de la tête impressionnaient
et fascinaient le public. Bien que le jeu soit influencé par la danse,
l’appui ferme sur le sol, l’attrait de la terre plus que de l’air
dominaient. Les effets scéniques, les gestes, les mimiques, les intonations étaient
très étudiés par les acteurs qui s’appropriaient l’interprétation
d’un rôle, s’y identifiaient parfois jusque dans leur vie réelle,
affichant à la ville les attitudes de la scène. Le style de Kyôto
(
wagoto), ville de l’aristocratie, était différent
de celui d’Ôsaka, ville de la bourgeoisie d’affaires, ou d’Edo,
ville militaire. Plus romantique, tourné vers les sentiments, l’émotion,
il privilégiait le héros efféminé.
L’art du kabuki n’était pas enseigné mais transmis
par les acteurs eux-mêmes à un disciple, « fils adoptif »,
qui adoptait le jeu du maître. L’apprentissage se faisait au théâtre.
Des familles d’acteurs se créaient ; ainsi en est-il pour la très
célèbre lignée des Danjurô, qui en connut douze et
qui tient toujours l’affiche.
Le drame dansé ou parlé était soutenu par une musique, qui
s’adaptait à l’action et l’interprétait librement.
Les chants psalmodiés s’accompagnaient du son mélancolique
du shamisen ou de la flûte et d’instruments à percussion suggérant
le vent, la pluie, etc. Le bruit des claquettes en bois annonçait un événement
important. La machinerie se perfectionna notamment avec la scène tournante,
facilitant les changements de décors.

Des sujets histoiriques aux faits divers
Aux thèmes traditionnels se substituèrent les récits historiques
relatant les vies et les exploits des guerriers et aristocrates de l’époque
antérieure à Edo : luttes des clans rivaux des Minamoto et
des Taira et défaite de ces derniers en 1192,
histoire réelle des quarante-sept rônins (1701-1703), intitulée
Le
Trésor des vassaux fidèles, encore célèbre de
nos jours dans le kabuki et le bunraku. Plus téméraire était
l’exploitation de faits divers contemporains, à sensations :
meurtres, adultères, suicides d’amants face à un amour impossible,
pour une union dans l’au-delà. Au Nouvel
An il était habituel de présenter une variation sur le thème
des frères Soga (ci-contre), sujet d’un roman épique du XVI
e siècle,
exaltant les exploits martiaux et romanesques de ces héros qui vengèrent
leur père aux dépens de leur vie. La violence et le crime étaient
justifiés par le sentiment de l’honneur et des valeurs morales,
qui pouvaient les conduire jusqu’au sacrifice de leur vie.
Seuls étaient prohibés les événements concernant
le shogun, les militaires ou les nobles. Les auteurs parvinrent cependant à les
traiter en substituant aux personnages contemporains des personnages historiques.
En fait, la tradition littéraire se mêla à une inspiration
populaire, créant des drames célèbres, qui demeurent toujours
actuels et qui sont toujours à l’affiche. Un grand nombre de récits épiques,
historiques, romanesques et même issus de faits divers, qui se jouaient
au kabuki, furent des adaptations de pièces créées pour
le
jôruri par un dramaturge de génie, Chikamatsu Monzaemon
(1653-1724). Ce fut le premier nom de dramaturge à apparaître sur
des affiches. L’adaptation chorégraphique d’une de ses pièces,
Le
Trésor des vassaux fidèles, par Maurice Béjart, avec
la collaboration du ballet de Tôkyô, a connu un succès international.
Des metteurs en scène ou chorégraphes européens tels Peter
Brook ou Ariane Mnouchkine, furent aussi sensibles au kabuki.
Affiches, estampes d'acteurs, et programmes illustrés
Les estampes contribuèrent largement à la connaissance de
ce genre de théâtre. Le kabuki était très prisé par
le public des quartiers de plaisirs qui connaissait certaines tirades par
cœur. Les acteurs
improvisaient parfois et ces diversions réjouissaient l’auditoire.
Une publicité attrayante de la part des différents établissements,
véritables entreprises commerciales, devint habituelle, d’autant
plus que les spectateurs étaient désireux de conserver des portraits
de leurs acteurs préférés, ou de retrouver plus tard
l’émotion éprouvée lors d’une mie.
Ils formaient une clientèle facile à séduire. À cet
attrait s’ajoutait celui de la mode vestimentaire, influencée
par ces acteurs adulés, qui portaient sur scène des vêtements
contemporains, inspirés ou choisis par eux-mêmes. L’acteur
plus que le drame captivait les amateurs, qui avaient constitué des
clubs privés.
Les commandes d’affiches, d’estampes, de programmes illustrés,
diffusés gratuitement vers 1750, par les propriétaires des salles
ou par les interprètes eux-mêmes, qui soignaient leur image,
affluèrent auprès des artistes de l’ukiyo-e.
Ceux-ci furent nombreux à se spécialiser dans ce genre, qui
devint l’un des thèmes privilégiés de cet art,
concernant un tiers et même, selon les époques, la moitié de
la production.
Les principales écoles de dessinateurs de portraits d’acteurs
portent le nom de leur fondateur. Les ateliers forment des élèves
qui s’approprient le nom du maître par filiation.
Des lignées d’artistes se distinguent, ayant chacune leurs caractéristiques.
L’école Torii (Kiyonobu, Kiyomasu, Kiyomitsu, Kiyohiro et Kiyonaga),
atelier traditionnel qui s’imposa dans la première moitié du
XVIIIe siècle, avec une production bon
marché,
visant le grand public. Kiyonobu dessina les premières affiches de théâtre,
placardées sur les façades ; elles n’ont pas été conservées.
L’école Katsukawa, fondée par Shunshô et animée
par ses élèves Shunko et Shunei, monopolisa la seconde moitié du
siècle, soignant la qualité, la polychromie et l’innovation,
dans le but de plaire à une clientèle fortunée, clubs de
connaisseurs réunis autour d’acteurs. L’école Utagawa
(Toyo-kuni, Kunimasa, Kunisada, Kuniyoshi), qui s’illustra dans les années
1790 par ses portraits d’acteurs en gros plan. Bien d’autres dessinateurs
pourraient être évoqués, tels Bunchô ou Sharaku, talentueux
et indépendants.