Les beautés féminines et la vie quotidienne
par Gisèle Lambert
Le Yoshiwara, le quartier des plaisirs

À Edo, le quartier de plaisirs, le Yoshiwara, avait attiré au
XVII
e siècle un grand nombre de militaires
(
bushi) et de
samouraïs, désœuvrés en cette époque de paix.
Puis les
chônin, bourgeois citadins, hommes d’affaires,
commerçants, leur avaient succédé. À ces habitués
se mêlaient des dandys, des acteurs, des
musiciens, des poètes, des écrivains, des artistes, des marginaux.
Ce public interlope côtoyait ses stars idolâtrées, acteurs
de théâtre, courtisanes célèbres, hôtesses
de maisons de thé, qui consacraient les modes de l’époque.
Les marchands ambulants arpentaient les rues animées, proposant des éventails,
des lanternes, des pipes et du tabac, des parapluies, des bibelots, des livres
et des estampes. Les « maisons vertes » ou maisons de
plaisirs, les maisons de thé, les établissements de bains, les
restaurants, les magasins de luxe (textiles, produits de beauté), les
boutiques de saké, les jardins offraient du rêve et de la volupté à une
nouvelle classe sociale, ces
chônin, exclus de la culture et
des spectacles réservés aux aristocrates, tel le théâtre
nô. Dans ce quartier, les distinctions sociales s’effaçaient,
comme les contraintes, tout y était accessible par l’argent.
L’incendie de 1657, qui détruisit une grande partie d’Edo,
réduisit en cendres le quartier des plaisirs, le Yoshiwara, littéralement
la « roselière », ainsi nommé à cause de son
emplacement sur d’anciens marécages de roseaux ; reconstruit à la
périphérie de la ville, à l’est, près du
temple d’Asakusa, il prit le nom de Sin-Yoshiwara (le nouveau Yoshiwara)
et ne disparut qu’au XX
e siècle.


Des guides touristiques
Des guides du Yoshiwara, destinés aux clients, furent publiés à maintes
reprises. Dès la deuxième moitié du XVII
e siècle,
Fujimoto Kizan (1626-1704) commença la rédaction du
Shikidô Ôkagami (« Grand
miroir de la voie de l’amour »), qui offrit en plusieurs
volumes un classement des diverses courtisanes selon leurs qualités,
une description des quartiers de plaisirs et de leurs activités. Hishikawa
Moronobu rédigea également, en 1678, un « Guide
de l’amour
au Yoshiwara » (
Yoshiwara koi no michibiki), édition
xylographique d’un livre de gravures sur bois monochromes à l’encre
de Chine, l’un des plus importants, plus proche du livre d’images
(
ehon) que du livre illustré (
sashie-bon ou
eiri-bon).
S’inscrivant dans cette démarche, le roman de mœurs, destiné à cette
population, récits relatant les effets de l’amour et de la passion,
puisés dans ce monde bourgeois, avec comme figures romanesques les
acteurs et les courtisanes, apparut. Le genre fut inauguré par Ihara
Saikaku (1642-1693) avec « L’homme qui ne vécut que
pour aimer », ouvrage publié en 1682. Dans un
autre de ses livres,
Kôshoku ichidai onna (« La
vie d’une amie de la volupté »), un vieil
homme, qui est à la recherche d’une concubine pour son seigneur,
décrit, d’après une peinture, l’idéal de
beauté de l’époque. Le texte dit à peu près
ceci : « […] son âge, quinze à dix-huit ans,
paraître à la
mode de bon goût, c’est-à-dire un visage légèrement
arrondi, un teint de fleur de cerisier simple, les quatre attributs tous
parfaitement harmonieux
.
Les yeux trop petits ne sont pas souhaitables ; les sourcils doivent être épais
et bien espacés de part et d’autre du nez d’une grandeur
bien proportionnée […]. » Saikaku, poète et romancier, était
considéré, avec le dramaturge Chikamatsu et le poète Basho,
comme l’un des trois grands écrivains de son siècle. Son
style, imagé et rythmé, rappelait celui des poèmes
haikai.
De nombreux ouvrages parurent également au cours du XVIII
e siècle.
Le plus célèbre, « L’Almanach illustré des
maisons vertes » (
Seirô ehon nenjû gyôji)
par Utamaro, dernier livre de l’artiste,
publié en 1804, fut rédigé par Jippensha Ikku. Les événements
de la vie des courtisanes, qui se déroulent suivant les rites saisonniers,
y sont gravés, comme la présentation des nouveaux kimonos au
nouvel an, la fête des cerisiers au printemps, etc.

Une nouvelle culture
Une culture diversifiée, écrite, orale et visuelle se répandit
ainsi de plus en plus, avec le théâtre, le roman, le livre illustré,
les estampes, l’artisanat. Ses lieux de prédilection étaient
le quartier des théâtres et le Yoshiwara.
L’existence et l’attrait du quartier des plaisirs s’expliquaient
par la rigidité des mœurs de l’époque (les mariages étaient
prévus entre fortunes, dès la puberté). Il offrait un
moyen d’évasion pour les riches bourgeois qui entretenaient
une courtisane et pour de nombreux hommes qui accompagnaient leur seigneur à Edo
et y séjournaient seuls durant de longs mois. Le nombre de ces courtisanes,
qui étaient 4 000 environ lors de l’ouverture du « Nouveau
Yoshiwara », s’éleva à sept mille dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle.
Un chemin conduisait du pont Ryôgoku en passant par le temple d’Asakusa,
au quartier de plaisir surnommé Fuyajô, le « Château
sans nuit », peut-être par opposition à au château
du shogun (Edojô) (?).
Véritable village dans la ville, entouré d’une enceinte
(kuruwa), une grande porte (ômon-guchi) en forme
de torii (portique à l’entrée d’un sanctuaire
shintô) en permettait l’accès. De chaque côté de
la rue principale (nakano-chô), « la rue du milieu »,
longue de 250 mètres, les maisons de thé (chaya),
les restaurants, les boutiques s’alignaient. Les autres rues, bordées
de cerisiers et de saules (le saule étant le symbole chinois de la
prostitution), se coupaient à angle droit. Dans les « maisons
vertes », nommées ainsi d’après la couleur de leur
façade, logeaient les courtisanes et leurs assistantes.

La vie des courtisanes
À l’entrée du Yoshiwara, les courtisanes s’exposaient
tous les après-midi et dans la soirée derrière des treillages
de bois (harimise), en bordure de rue. Chaque maison (ya)
portait un nom inscrit sur un rideau (noren), nom qui suivait toujours
celui des courtisanes.
Entrées dans une maison, à l’âge de 10 à 15 ans à peine,
la kamuro, jeune assistante, et la shinzo,
apprentie, assistaient une oiran, courtisane de haut rang. Elles recevaient
une éducation raffinée afin de créer un climat amoureux
avec leurs invités, ultérieurement. Selon leur beauté et
leur talent, elles apprenaient à jouer d’un instrument de musique – tambourin,
shamisen (sorte de guitare à trois cordes) ou koto (harpe à treize
cordes ) –, à danser, à accomplir la cérémonie
du thé ou de l’encens. Certaines courtisanes très cultivées
lisaient des ouvrages de philosophie, peignaient,
composaient des poèmes, étaient même parfois recherchées
pour leur talent de calligraphe. Tous ces enseignements correspondaient aux
attentes des bourgeois, qui aspiraient à l’élégance
et au charme subtil de la culture aristocratique, lorsqu’ils se rendaient
dans une maison.
Un code de l’amour prévoyait plusieurs rencontres courtoises entre
la courtisane et son client avant que ce dernier ne puisse se déclarer,
rencontres animées par des propos recherchés ou des divertissements
culturels. L’invité se prélassait souvent sur un futon, ou
conversait, assis sur le tatami, dans ces intérieurs aux cloisons coulissantes
(fusuma) et parfois translucides (shoji), qui pouvaient s’ouvrir
sur une véranda.