Estampes parodiques, poèmes et surimono
par Gisèle Lambert
La culture ludique à l’époque d’Edo

L’estampe parodique (mitate-e), l’une des plus singulière
des thématiques de l’ukiyo-e, apparut dès le
début de cet art. Les artistes s’inspirèrent d’œuvres
anciennes et les transposèrent à la mode et au goût du
jour, substituant aux personnages littéraires, historiques ou légendaires
des célébrités contemporaines, acteurs ou courtisanes.
Ce genre s’inscrit dans la pratique de la culture ludique qui régnait
dans les quartiers de plaisirs. Les acteurs avaient imité les samouraïs
en adoptant des blasons (mon) appliqués sur leur vêtement
(fleur d’oranger, écheveau de soie, trois éventails,
plumes de faucon…) en guise d’armoiries. Les courtisanes et
les hôtesses en firent autant (feuille de chêne, de paulownia,
bouquet de narcisses…). Reproduits avec fidélité par
les artistes sur leurs estampes, ils permettaient d’identifier les
personnages ou leur « famille ». Les théâtres et
les maisons vertes en décorèrent également leur façade
ou leur rideau. Un rébus dans un cartouche, sur les estampes, livrait
parfois le nom d’une beauté et de sa maison.
Les symboles, le plus souvent empruntés à la Chine, faisaient
aussi partie du jeu. Le pin, le bambou, le prunier, la grue, la tortue symbolisaient
la longévité, le canard mandarin, la fidélité du
couple, l’aubergine, la fécondité, l’iris, la victoire…

Kyôka et haikai dans l’estampe et le
livre illustré
Des
kyôka, – littéralement « vers fous » –,
poèmes burlesques, humoristiques, à double ou triple sens,
parodiant parfois les
waka, poèmes classiques de trente
et une syllabes, abondèrent dans les années 1780. Dans la
préface du « Livre des insectes » (
Ehon mushi erabi),
illustré par Utamaro, un chef de file du courant
kyôka écrit : « Cette quatorzième nuit du huitième mois, afin d’écouter
le chant des insectes dans les champs, notre petite bande de poètes
s’est rendue sur les bords de la Sumida […]. Là, assis
sur des nattes, nous pouvons apprécier le chant de chaque insecte
[…]. Aussi […] avons-nous décidé de composer
des vers comiques sur le thème de l’amour […]. Nous
nous levons après avoir profondément salué l’herbe
où les insectes se tapissent dans la rosée. »
Un
autre ouvrage illustré, l’un des chefs d’œuvre
d’Utamaro,
Myriade d’oiseaux (
Momo chidori),
se présente comme un véritable concours de
kyôka. Ces exemples illustrent l’esprit qui régnait
dans les clubs de poètes.
Des
haikai, succession de poèmes en chaîne, composés
les uns à partir et à la suite des autres, en lien parfois
avec la littérature classique ou la poésie de cour, étaient
inscrits sur le fond neutre des estampes, sur les kimonos, sur les éventails,
dans des nuages, au-dessus des personnages. Des acteurs faisaient suivre
leur nom de leur nom de plume sur leurs portraits gravés, tel Yamashita
Kinsaku II, poète de
haikai, et les courtisanes s’adonnaient aussi à la poésie.
Le goût et l’art d’écrire se répandaient
de plus en plus.

La parodie comme jeu de l’esprit
Dans ce contexte où l’allusion, la métaphore, l’homonymie
séduisaient l’esprit et envahissaient l’image, le genre
parodique privilégia quelques thèmes issus de la littérature
de l’époque Heian (794-1185), de l’histoire, de légendes
chinoises et japonaises. Les œuvres célèbres, souvent
publiées en livres à cette époque, étaient de
plus en plus connues d’une partie de la population citadine cultivée.
Elles furent exploitées par les éditeurs, les commanditaires
et les artistes, qui tentèrent de préserver, dans les estampes,
l’esprit de cour des récits médiévaux, tout en
travestissant les personnages et en actualisant les scènes représentées.
Des chapitres du Genji monogatari (« Dit du Genji »),
récit des amours du prince), composé au
debut du XIe siècle, par une dame d’honneur,
Murazaki Shibiku (978 ?-1014), et des extraits de l’Ise monogatari
(« Contes
d’Ise »), recueil de nouvelles compilé au Xe siècle, – le plus ancien roman japonais relatant les aventures
du héros Ariwara no Narihira (825-880) –, stimulèrent
la créativité des artistes. Un simple élément,
fleur, éventail, poème ou
signe, permettait à des érudits de décrypter l’estampe
et de situer l’épisode traité.
Il en fut de même des œuvres des « six poètes
immortels » de
l’époque Heian (794-1185), et notamment donc, des poèmes
d’Ono no Komachi (active entre 833 et 857), poétesse à la
beauté renommée, dont l’œuvre talentueuse était
considérée comme un sommet de la littérature féminine :
ses poèmes, calligraphiés sur des estampes, n’offrent
qu’un lien très éloigné avec l’image. Sept épisodes de sa vie connurent également un
grand succès, après la publication d’un livre imprimé en
1628. Plus courantes encore étaient les séries de six portraits
de courtisanes comparées à ces « six
poètes immortels » (Ariwara no Narihira, Sôjô Henjô,
Ono no Komachi, Kisenhôshi, Ôtomo no Kuronushi et Fun’ya
no Yasuhide).

La même tendance diffusa l’iconographie des "Six Rivières
de joyaux" (Mutamagawa), rivières symboliques dispersées
dans les provinces de l’archipel, qui portent toutes le même nom,
et qu’un élément précis permet parfois de reconnaître.
Les estampes érotiques, abondantes, offrirent aussi des œuvres
propices à la parodie.
Le théâtre n’échappait pas à ce jeu de l’esprit.
Les héros du
Trésor des vassaux fidèles, drame
d’après un fait réel, prirent parfois l’aspect d’hôtesses
et de courtisanes, comme les guerriers célèbres impliqués
dans des complots entre clans féodaux. La
religion connut aussi une certaine « ferveur », à travers
les sept dieux du bonheur, métamorphosés en beautés féminines.
Quant à la vie quotidienne, elle prit parfois une tournure inattendue.
La culture de tradition chinoise (ballade du VIII
e siècle,
légende
zen, immortels chinois) ne fut pas en reste et constitua un apport très
diversifié dans ce domaine.

Les surimono
Une autre expression de cette démarche se manifesta dans les surimono,
apparus en 1765, estampes de toutes formes et dimensions, exécutées
sur commande. Imprimées luxueusement sur un papier de qualité supérieure
(hôsho), ces gravures étaient réservées à une
clientèle privée et distribuées à l’occasion
de fêtes, de commémorations, d’anniversaires. Trois catégories
se distinguent : les calendriers illustrés (egoyomi) aux chiffres
des mois longs et courts à découvrir dans des motifs décoratifs ; les cartes de circonstances et d’événements ; les surimono composés d’une image accompagnée
d’un poème, kyôka ou haikai, foisonnant
de jeux de mots, d’allusions et de messages à décrypter,
conçus et parfois même réalisés par des cercles
de lettrés, de poètes, souvent concurrents. Ce sont les surimono de kyôka qui
occupent une place prépondérante dans l’ensemble de cette
production, jusqu’à leur disparition en 1840.
Parodies, surimono et kyôka étaient
parfois associés ; ainsi en est-il dans la série des Sept
sages dans le bosquet de bambous pour le cercle Shôfûdai.

Ces images qui intriguent ne livrent pas toujours leur secret ou sont partiellement
perçues tant le travestissement des personnages, la transposition des
faits ou le langage poétique aux multiples significations, sont parfois
complexes. C’est bien là tout l’attrait de ces œuvres
de fiction, superposant les figures, les œuvres, les thèmes et
les temps…