L’avènement de l’estampe de paysage au XIXe siècle
par Jocelyn Bouquillard
Andô Hiroshige

Issu d’une famille de samouraïs, Andô Hiroshige
(1797-1858) reçoit de son père la charge d’officier de
la brigade des pompiers à la cour du shôgun, mais il perd ses
deux parents dès 1809. Suivant ses aptitudes, il s’oriente très
jeune vers le dessin, entre à l’âge de quatorze ans dans
l’atelier de Toyohiro Utagawa (1773-1828), et joint dès 1812 le
caractère hiro (du nom du maître) à son nom d’artiste.
Durant ses années de formation (vers 1811-1830), il s’intéresse
surtout à l’estampe de personnages, dans la tradition de ses
aînés ; il produit des portraits de courtisanes, d’acteurs
et de guerriers, des illustrations de livres, ainsi que des surimono pour
des clubs de poésie. À partir des années 1830, il se tourne
vers le paysage. C’est au retour d’une mission officielle, où il
accompagne en 1832 le cortège du shogun sur la route du Tôkaidô,
qu’il réalise sa fameuse série des Cinquante-trois
relais du Tôkaidô (1833-1834), qui remporte un succès
considérable
et fait sa renommée ; il consacre alors à cette
route d’autres séries, de formats différents. Il publie également,
vers 1839, une série, commencée par Eisen, sur la route du Kisokaidô. Sa production énorme, comprenant plus de huit mille œuvres,
le conduit à parcourir sans cesse le Japon, qu’il transfigure
dans son art, où il conjugue réalisme et poésie. Parallèlement à ses
suites d’estampes de paysages, il réalise aussi des gravures de
fleurs et d’oiseaux (kachô-ga), et de poissons.

La popularité croissante de Hiroshige et les nombreuses commandes
d’éditeurs qu’il doit honorer entraînent une surproduction à la
fin de sa carrière et son art accuse parfois une baisse de qualité.
Son atelier compte jusqu’à dix-huit élèves, qui,
sans avoir son talent, achèvent certaines de ses suites. Deux d’entre
eux deviennent ses gendres : en 1845, à la mort de son fils,
Hiroshige adopte son disciple Shigenobu, qui épouse sa fille Tatsu
et prend le nom de Hiroshige II ; après le divorce de ce
dernier, un autre disciple du maître, Shigemasa, épouse également
sa fille et exerce sous le nom de Hiroshige III.
Dans les dernières années de son existence, très productives,
Hiroshige réalise cependant plusieurs séries admirables, notamment
de grandes suites topographiques, d’une ampleur inégalée.
Il publie ainsi, de 1853 à 1856, une suite de soixante-dix planches,
les
Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces
du Japon, et, de 1856 à 1859,
un ambitieux recueil de cent dix-neuf planches, les
Cent vues célèbres
d’Edo, rendant hommage à sa
ville natale et couronnant sa carrière. Dans ces deux suites, il utilise
de façon systématique le format vertical : cette contrainte
l’amène à adopter des compositions originales et variées,
avec des vues plongeantes, des perspectives ascendantes, des points de vue
multiples, des détails en gros plan, des cadrages audacieux, de subtils
dégradés de couleurs… Aussi ces vues exercent-elles
une forte influence au Japon comme à l’étranger.


Une approche poétique de la nature
Tout en offrant des détails topographiques précis, Hiroshige
déploie au premier plan de ses estampes toute une activité humaine.
Suivant la tradition des meisho-e, il immortalise des sites
fameux ainsi que des vues urbaines : ponts, rivières, cascades,
lacs, côtes, montagnes, rizières, temples, sanctuaires,
théâtres, maisons de thé, auberges, boutiques…,
tout en saisissant sur le vif des scènes de genre ; des foules
bigarrées, des personnages de toutes conditions, voyageurs, marchands,
artisans, paysans, pèlerins, moines, geishas, samouraïs… animent
ces vues. Ces figures anonymes, représentées de manière
synthétique et souvent avec humour, se fondent dans le paysage ; suivant les principes du shintoïsme, elles sont en symbiose avec
une nature glorifiée par l’artiste, qui la dévoile
sous tous ses aspects saisonniers. Reprenant à la suite de Hokusai
le thème du mont Fuji, Hiroshige réalise à la fin
de sa vie deux séries sur la montagne sacrée, publiées
de façon posthume en 1859, où il incorpore les principes
de la perspective à l’occidentale : l’une intitulée
Les Trente-six vues du mont Fuji, en couleurs, l’autre
Les Cent vues du mont Fuji. Dans la préface de cette
dernière, il écrit : « Le maître Hokusai publia
avant moi une série des Cent vues. Il y a transformé le
mont Fuji et la nature pour y créer son monde à lui. Or
moi je ne peux que copier la nature des choses. Ainsi mes œuvres sont
comme des photographies. » Son propos est trop modeste : il ne
se limite pas à reproduire la réalité ; il la transfigure,
souligne la poésie des paysages et interprète la nature
avec une profonde sensibilité.

En effet, l’art de Hiroshige se caractérise par son approche
poétique de la nature. Privilégiant les effets d’atmosphère,
les phénomènes climatiques, la lumière, il suggère
avec lyrisme la saison, figure avec un art consommé les intempéries – pluie
de printemps, orage, vent, neige, brouillard… – ou encore
les moments de la journée : aube dans la brume, lever de soleil,
crépuscule du soir, clair de lune, obscurité de la nuit. À travers
les caprices du temps, la floraison des cerisiers ou la chute soudaine
des fleurs, il évoque avec nostalgie la brièveté de
la vie et les plaisirs fugitifs. Attentif aux manifestations de la
permanence et de l’éphémère, observateur
enthousiaste et parfois mélancolique de la nature, sensible à sa
beauté, à sa fragilité et à ses variations,
il cherche à en saisir les impressions instantanées et
changeantes, précurseur en ce sens des impressionnistes sur
lesquels il exercera une influence très nette. Ses estampes
sont une merveille de réalisme poétique : le maître
parvient à représenter un site réel de façon
identifiable, tout en le baignant de cette aura poétique et
mystérieuse inhérente à la nature.

Pour rendre ces effets atmosphériques et immortaliser le spectacle éphémère
de la nature, Hiroshige tire parti de toutes les ressources techniques
de la gravure sur bois polychrome ; il alterne les aplats de couleur
pure et les dégradés subtils, déclinant tout en
finesse les valeurs et les nuances, produisant ainsi des effets de
transparence, de luminosité et d’opacité… Il
va jusqu’à supprimer la planche de trait, qui sert à définir
les contours du dessin, pour suggérer la brume par un effet
de flou. Il laisse parfois apparaître l’empreinte des veines
de la planche de bois sur le papier. Ses compositions reposent
fréquemment sur l’opposition entre le premier et l’arrière-plan,
entre le mouvement et l’immobilité, entre l’agitation
humaine et le statisme du paysage. Il attache la même importance
que Hokusai à la construction géométrique de l’estampe : un étagement de plans colorés, des courbes et des lignes
droites (horizontales, diagonales, verticales) rythment la composition,
structurent l’espace et orientent le regard.
Entré dans le clergé bouddhique, Hiroshige apparaît
sur un portrait posthume, réalisé par Kunisada, en habit
de moine, le crâne rasé, un chapelet à la main.
Moine errant comme Hokusai, il parcourt son pays dans l’unique
but de comprendre et de figurer la nature… En 1858, atteint
du choléra, il compose un poème d’adieu ; cet épitaphe,
gravé sur la stèle du sanctuaire où il est enterré,
témoigne de son goût pour les voyages et les paysages : « Derrière moi, à Edo, je laisse mon pinceau
/ En route pour un nouveau voyage ! / Laissez-moi admirer / Au pays
du Soleil couchant [le Paradis] d’autres fameux paysages. »

Les « Cinquante-trois relais du Tôkaidô »
Les
Cinquante-trois relais du Tôkaidô (
Tôkaidô gojûsan
tsugi) font de Hiroshige
un des artistes les plus en vogue de son époque. Publiée
en 1833-1834, cette série remporte aussitôt un immense succès ;
les retirages sont nombreux, les dégradés et les coloris étant
particulièrement soignés pour la première édition.
Ce succès s’explique en partie par la popularité du
sujet ; célébré par les peintres et les écrivains,
le Tôkaidô, « route de la mer de l’Est »,
ouverte sur l’océan Pacifique, voie très ancienne et
très fréquentée, longue d’environ cinq cents
kilomètres, relie Edo, la capitale shogunale, siège du gouvernement, à Kyôto,
la capitale impériale. Jippensha Ikku en a fait le théâtre
des tribulations burlesques de deux aventuriers dans son
Récit
de voyage le long de la route du Tôkaidô, roman picaresque
très populaire du début du XIX
e siècle.
Hiroshige est le premier à représenter chacun des cinquante-trois
relais dans une grande série qui s’ouvre sur Edo et se referme
sur Kyôto. Dans cette entreprise, il s’inspire des nombreux
croquis et esquisses qu’il a exécutés en 1832, lors
du convoi à Kyôto des chevaux offerts par le shogun à l’empereur.
Il sait mieux que personne rendre l’impression qui saisit le voyageur
face à l’extrême beauté des sites naturels qui
s’offrent à sa vue depuis cette route haute en couleurs, à l’animation
trépidante. Sous le règne des Tokugawa, les allées
et venues de multiples cortèges de samouraïs, accompagnés
de leurs très nombreux serviteurs, y sont fréquentes. Pour éviter
les tentatives de rébellion, les
daimyô, seigneurs
féodaux, sont en effet astreints à une résidence alternée
(
sankin kôtai), dans la capitale auprès du shogun
et sur leurs terres ; ils doivent donc emprunter cette route pour se rendre à Edo
avec leur suite, et ne retournent dans leur fief qu’en laissant leur
famille en « otage ». Les voyageurs se déplacent, selon
leur rang, à pied, à cheval, en chaise à porteurs
(
kago) ou en palanquin (
norimon), et accomplissent le
trajet en deux semaines environ. Marchands, pèlerins, religieux,
coursiers et messagers arpentent également cette artère. À chacun
des relais de poste qui rythment cette longue route, auberges, restaurants,
maisons de thé, commerces avec les spécialités régionales, écuries,
portefaix, passeurs de gué, guides sont autant d’occasions
pour les voyageurs de faire connaissance et de nouer des intrigues.

Le pont du Japon (
Nihon-bashi), construit en 1603 à Edo,
point de convergence des cinq principales routes du pays, marque le point
de départ de la route du Tôkaidô. Aussi Hiroshige en
fait-il le frontispice de sa série,
figurant le départ d’un cortège qui s’avance à l’aube
sur le pont, tandis qu’une foule bigarrée de marchands et
de citadins occupe le premier plan. Les ponts sont rares sur le Tôkaidô,
le gouvernement des Tokugawa veillant à se préserver des éventuels
soulèvements et assauts militaires en filtrant les voyageurs ; ceux-ci
doivent alors franchir les fleuves à gué, sur les épaules
de porteurs, ou bien à bord de bacs, comme on le voit pour le passage
du grand fleuve Tenryu à
Mitsuke. Dans
certains relais, des postes de contrôle et de péage permettent à la
police shogunale de surveiller les marchandises transportées et
d’inspecter les permis de voyage délivrés aux familles
des
daimyô. C’est le cas en haut de la passe de
Hakone, étape de montagne difficile à franchir en raison
de son col escarpé ; Hiroshige y figure un cortège empruntant
un défilé particulièrement abrupt. Le Tôkaidô longeant
les cotes découpées de la mer, des routes étroites
et périlleuses sont parfois aménagées sur la corniche
d’une falaise, comme on le voit dans
Les Crêtes de Satta à Yui, pour éviter aux voyageurs d’avoir à attendre
la marée basse pour emprunter une voie à flanc de falaise. À
Maisaka, la route étant coupée par un bras de mer,
il faut prendre place à bord de barques pour rejoindre le relais
suivant.
Bien qu’il ait effectué le voyage vers le mois de septembre,
Hiroshige se fie à son imagination et à sons sens esthétique
pour figurer ses vues aux différentes saisons de l’année,
préférant parfois figurer un paysage en plein hiver, enseveli
sous la neige, ou en butte à de violentes intempéries. De
nombreuses estampes de la série révèlent l’attention
qu’il porte aux phénomènes climatiques, traduisant
chez lui une sensibilité toute poétique, parfois mélancolique,
aux cycles des saisons, aux variations atmosphériques, aux changements
incessants de la nature, à l’évanescence de la lumière.

Ainsi, dans la
Pluie de Tora à Ôiso, il joue sur
les couleurs pour mettre en relief le contraste entre l’obscurité du
premier plan, où une averse surprend
des voyageurs entrant dans le relais d’Ôiso, et la clarté de
l’océan, baigné de soleil, à l’arrière-plan.
Dans
L’Averse à Shôno,
il montre le caractère à la fois soudain et
violent de cette pluie d’été qui s’abat en rafales
sur deux groupes de personnages courant dans des directions opposées :
tandis qu’un paysan et un personnage abrité sous un parapluie
dévalent la pente, des voyageurs et des porteurs de palanquin remontent
la colline.
Dans
Le Fleuve Mie à Yokkaichi, il exprime avec art les violentes rafales de vent qui ploient
la végétation et soulèvent les vêtements des
personnages ; son humour transparaît dans le geste du voyageur
qui essaie de rattraper son chapeau de paille, emporté par une bourrasque.

Hiroshige rend merveilleusement l’atmosphère ouatée
de villages couverts de neige ou plongés dans la brume. Ainsi dans
Neige
de nuit à Kambara , où trois
villageois, transis de froid, regagnent leur maison, l’artiste traduit
l’épaisseur de la couche de neige, le silence de la nuit et la
profondeur de ce paysage moucheté de flocons par une subtile gamme de
noirs, de gris et de blancs.
La
Brume matinale à Mishima est une prouesse
artistique et technique : pour obtenir
ces effets admirables de brume qui enveloppe à l’aube le village
et les arbres dans le lointain, Hiroshige omet pour l’arrière-plan
le bois de trait, qui sert à définir les contours, et utilise
de savants dégradés gris et bleus ; par contraste, les voyageurs
ensommeillés, à pied, à cheval
ou en palanquin, qui s’apprêtent à reprendre la route,
se détachent nettement au premier plan. Le maître utilise le même
procédé pour l’arrière-plan du relais de
Mitsuke, où le velouté de la brume semble placer en apesanteur
les cimes d’arbres et les crêtes des collines.
Hiroshige apporte un soin rigoureux à la composition de ses estampes.
Notons ainsi le dynamisme de l’agencement géométrique de
L’Averse à Shôno :
la composition repose sur un jeu de triangles imbriqués,
de lignes parallèles et de diagonales qui s’entrecroisent. Le rideau
de pluie assombrit les alignements successifs d’arbres que le vent et les
trombes d’eau font ployer : si le premier bosquet se détache
avec précision, les suivants, estompés, forment des masses compactes.
Hiroshige témoigne ici de sa parfaite maîtrise pour rendre les effets
de mouvement et le déferlement des éléments. Au relais de
Mitsuke,
il entrecroise également des lignes,
avec le large banc de sable qui sépare les deux bras du fleuve Tenryû,
et la perche de bambou, tenue par le batelier au premier plan, qui dissocie nettement
la zone animée de la zone vide, désertée, consacrée
aux inscriptions.

Hiroshige emprunte aux maîtres chinois cette alternance du plein et du
vide. On retrouve cette figure stylistique au relais de Sakanoshita,
qui offre un panorama exceptionnel et grandiose sur le mont Fudesute. Opposant
des zones pleines, avec les cimes, les roches, les pins et la maison de thé,
aux zones vides, pour le gouffre et le ciel, Hiroshige a su rendre merveilleusement
ce précipice envoûtant et ce « sommet d’où l’on
jette son pinceau » (
Fudesute mine), appellation due au fait
que Motonobu (1476-1559), célèbre peintre de l’école
Kanô,
aurait jeté ses pinceaux, désespéré de ne parvenir à traduire
la beauté du site.
Préférant au réalisme une stylisation des lieux, Hiroshige
traite souvent à la manière chinoise les falaises et les montagnes.
C’est le cas à
Maisaka, où il
exagère l’escarpement des falaises qui tombent, abruptes, dans la
mer, et à
Hakone, où il adopte une
composition binaire, pour opposer les collines escarpées de la chaîne
montagneuse, sur la droite, aux lignes apaisées du lac Ashinoko, sur la
gauche. En Occident, les Fauves et Cézanne ont pu s’inspirer de
cette estampe où le maître, tout en adoptant un style s’apparentant à l’esthétique
chinoise, fait preuve d’audace et d’innovation dans la juxtaposition
de couleurs vives et le traitement « cubiste » des formes.
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relais du Tôkaidô »