anthologie
jeux de princes

MARCEL PROUST

1871-1922

Soirée chez les Verdurin

 
Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus pour participer à la partie aurait voulu un whist. Saniette appelé pour faire le mort déclara qu'il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard voyant qu'il n'y avait plus grand temps avant l'heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d'écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d'un air terrible sur Saniette : « vous ne savez donc jouer à rien », cria-t-il, furieux d'avoir perdu l'occasion de faire un whist, et ravi d'en avoir trouvé une d'injurier l'ancien archiviste. Celui-ci terrorisé prit un air spirituel : « Si, je sais jouer du piano », dit-il. Cottard et Morel s'étaient assis face à face. « À vous l'honneur », dit Cottard. « Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. de Cambremer
M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avec Cottard. C'est aussi intéressant que ces questions d'étiquette qui à notre époque ne signifient plus grand chose. Les seuls rois qui nous restent, en France du moins, sont les rois des jeux de cartes et il me semblent qu'ils viennent à foison dans la main du jeune virtuose », ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morel qui s'étendait jusqu'à sa manière de jouer.
- « lé coupe », dit en contrefaisant l'accent rastaquouère, Cottard.
- « Je ne sais pas trop ce que je dois jouer » dit Morel en consultant M. de Cambremer.
- « Comme vous voudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c'est égal. »
La voix du professeur embarrassé par un coup, disait en tenant ses cartes : « C'est ici que les Athéniens s'atteignirent. » « Voyons, qu'est-ce qu'il faut jouer, atout ? » demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eut été agaçante même dans une circonstance héroïque où un soldat veut prêter une expression familière au mépris de la mort, mais qui devenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger des cartes, Cottard se décidant à jouer atout, prit un air sombre, « cerveau brûlé ». et par allusion à ceux qui risquent leur peau. joua sa carte comme si c'eut été sa vie, en s'écriant : « Après tout, je m'en fiche ! » Ce n'était pas ce qu'il fallait jouer mais il eut une consolation. Au milieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard cédant à l'effet, irrésistible chez elle, de l'après-dîner, s'était soumise après de vains efforts, au sommeil vaste et léger qui s'emparait d'elle.

- « Jouez atout ». dit à Morel M. de Charlus d'un air heureux. « Atout, pour voir ». dit le ioloniste. « II fallait annoncer d'abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait; mais comme vous jouez bien ! »
- «J'ai le roi », dit Morel.
- « Vous avez, dit Cottard, une veine de... turlututu, mot qu'il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé ? »
- « Je voudrais bien être à sa place », dit Morel que son service militaire ennuyait. « Ah ! le mauvais patriote », s'écria M. de Charlus, qui ne put se retenir de pincer l'oreille du violoniste. « Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé ? reprit Cottard qui tenait à ses plaisanteries, c'est parce qu'il n'a qu'un oeil. »
- « Ce jeune homme est étonnant interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu ». Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit : « Qui vivra verra. À roublard, roublard et demi. »
- « La dame, l'as », annonça triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné : « C'est beau ! »
- « Croyez–vous, dit Mme Verdurin au Baron, que ce n'est pas un crime que cet être là qui pourrait nous enchanter avec son violon, soit là à une table d'écarté. Quand on joue du violon comme lui ! »
- « Il joue bien aux cartes, il fait tout bien, il est si intelligent », dit M. de Charlus, tout en regardant les jeux, afin de conseiller Morel.
[Dans la conversation du salon...] On entendait de temps à autre la voix de Morel et celle de Cottard. « Vous avez de l'atout ? » – « Yes »
- « Ah ! vous en avez de bonnes, vous », dit à Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vu que le jeu du docteur était plein d'atout. « Voici la femme de carreau, dit le docteur. Ca c'est de l'atout, savez-vous ? Ié coupe, ié prends. »
- « Attendez, dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup de Trafalgar, » Et le coup devait être excellent pour le docteur, car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement les deux épaules ce qui était dans la famille, dans le « genre » Cottard un trait presque zoologique de la satisfaction.
Le docteur, même aux dominos, quand il forçait son adversaire à. « piocher » et à prendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif des plaisirs, se contentait du mouvement des épaules.