anthologie
jeux de princes

CASANOVA

(1725-1798)
(Mémoires, année ,1757)
Conversation de Casanova avec Duverney, alors Contrôleur Général de l'Extraordinaire des Guerres, créateur de l'École militaire

 
[Duverney] On allègue contre le projet de loterie plusieurs raisons, toutes très plausibles, et auxquelles on ne répond que vaguement.

[Casanova] Je n'en conçois, lui dis-je froidement, qu'une seule dans toute la nature : c'est que le roi ne voulût point permettre à ses sujets de jouer.

[D] Cette raison, vous le sentez, ne saurait être mise en ligne de compte; car le roi permettra à ses sujets de jouer tant qu'ils voudront ; mais joueront-ils ?

[C] Je m'étonne qu'on puisse en douter, pourvu que les gagnants soient certains d'être payés.

[D] Supposons donc qu'ils joueront, lorsqu'ils seront sûrs qu'il y a une caisse; mais comment faire les fonds ?

[C] Les fonds, Monsieur, rien de plus simple. Trésor royal, décret du conseil. II me suffit que la nation suppose que le roi est en état de payer cent millions.

[D] Cent millions !

[C] Oui, Monsieur. Il faut éblouir.

[D] Mais, pour que la France croie, ou pour faire accroire à la France que le roi peut payer cent millions, il faut supposer qu'il peut les perdre; et le supposez-vous ?

[C] Oui, certes. je le suppose; mais ce ne pourrait être qu'après qu'on aurait fait une recette d'au moins cent cinquante millions, et l'embarras alors ne serait pas grand. Connaissant la force du calcul politique, Monsieur, vous ne pouvez sortir de là.

[D] Je ne suis pas tout seul, Monsieur. Convenez-vous qu'au premier tirage même le roi puisse perdre une somme exorbitante'?

[C] Monsieur, j'en conviens ; mais entre l'acte et la puissance, ou entre la possibilité et la réalité, il v a l'infini ; et j'ose assurer que le plus grand bonheur pour le succès complet de la loterie serait que le roi perdît une forte somme au premier tirage.

[D] Comment ! Monsieur; mais ce serait un grand malheur !

[C] Un malheur à désirer. On calcule les puissances morales comme les probabilités. Vous savez, Monsieur, que toutes les chambres d'assurances sont riches. Je vous démontrerai devant tous les mathématiciens de l'Europe que, Dieu étant neutre, il est impossible que le roi ne gagne pas un sur cinq à cette loterie. C'est le secret. Convenez-vous que la raison doit se rendre à une démonstration mathématique ?

[D] J'en conviens. Mais dites-moi pourquoi l'organisateur ne peut point s'engager que le gain du roi sera sûr.

[C] Monsieur, ni l'organisateur ni personne au monde ne peut vous donner une certitude évidente et absolue que le roi gagnera toujours. L'organisateur, au reste, ne sert qu'à tenir une balance provisoire sur un, deux, trois numéros, qui, étant extraordinairement surchargés, pourraient, en sortant, causer au tenant une perte considérable. L'organisateur déclare alors le nombre clos, et ne pourrait vous donner une certitude de gain qu'en différant le tirage jusqu'à ce que toutes les chances fussent également pleines; mais alors la loterie n'irait pas, car il faudrait peut-être attendre des années entières : d'ailleurs, dans ce cas, il faut le dire, la loterie deviendrait un coupe-gorge, un vol manifeste. Ce qui la garantit de la possibilité d'aucun reproche déshonorant, c'est la fixation absolue du tirage une fois par mois; car alors le public est sûr que le tenant peut perdre.

[D] Aurez-vous la bonté de' parler en plein conseil et d'y faire valoir vos raisons ?

[C] Je le ferai, Monsieur, avec beaucoup de plaisir.

[D] Répondrez-vous à toutes les objections ?

[K] Je crois pouvoir le promettre.

    [D] Voulez-vous me porter votre plan ?

    [C] Je ne le donnerai, Monsieur, que lorsqu'on aura pris la résolution de l'adopter et qu'on m'aura assuré les avantages raisonnables que je demanderai ; dans mon plan, je décide en gros ce que le roi doit gagner par an. et je le démontre d'une manière péremptoire.

[D] On pourrait donc livrer l'entreprise à une compagnie qui payerait au roi une somme déterminée ?

[Cl Je vous demande pardon.

[D] Pourquoi ?

[C] Voici. La loterie ne peut prospérer que par un préjugé qui doit opérer immanquablement. Je ne voudrais pas m'en mêler pour servir une société qui, dans l'idée d'augmenter le gain, pourrait penser à multiplier ses opérations, ce qui diminuerait l'affluence.

[D] Je ne vois pas comment.

[C] De mille manières que je pourrai vous détailler une autre fois, et que vous jugerez comme moi, j'en suis sûr. Enfin cette loterie, si je dois m'en mêler, doit être royale, ou rien.

[D] Avez-vous des personnes prêtes pour l'organisation ?

[C] II ne me faut que des machines intelligentes, et elles ne manquent pas en France.

[D] A combien fixez-vous le gain?

[C] A vingt pour cent pour chaque mise. Celui qui portera au roi un écu de six francs en recevra cinq, et je promets que le concours sera tel que toute la nation payera au monarque au moins cinq cent mille francs par mois. Je le démontrerai au conseil, à condition qu'il sera composé de membres qui, après avoir reconnu une vérité basée sur un calcul soit physique soit politique, ne biaiseront pas et iront droit au but dont je leur aurai rendu la certitude palpable.

Je me sentais en état de pouvoir tenir parole et ce sentiment intérieur me charmait. (Quelques jours plus tard) [...] Je me rendis à l'École militaire où la conférence s'ouvrit aussitôt que je fus arrivé. M. d'Alembert avait été prié d'y assister en sa qualité de grand arithméticien. Il n'aurait pas été jugé nécessaire si M. Duverney avait été seul ; mais il y avait dans le conseil des têtes qui, pour ne pas se rendre au résultat d'un calcul politique, prenait le parti d'en nier l'évidence. La conférence dura trois heures. [...] Le décret du conseil paru huit jours après.