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jeux de princes

L’univers du jeu

par Ève Netchine

Biribi, brelan, brusquembille, cavagnole, chouette, comète, dames à la polonaise, dés, échecs, hoc, hombre, jeu de l’oie, loterie, loto-dauphin, nain jaune ou lindor, pharaon, piquet, quadrille, renard et poules, reversis, tarot, trente-et-quarante, trictrac, whist et antiwhist, la liste aurait pu être plus longue… Connus ou oubliés, les jeux qui ont distrait nos ancêtres ont une histoire, au cours de laquelle, depuis Aristote, on a vu en eux, constamment opposés, un nécessaire délassement mais aussi ce qui détourne les hommes de la recherche de la vertu. Bien sûr, il s’agit de s’insérer dans le paradoxe de cette notion tant décriée depuis l’Antiquité, dont la réhabilitation se fait par étapes, au XVIIe et au XVIIIe siècle pour culminer avec Schiller.
Le jeu est-il source de bonheur ?
Telle est la question que pose Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, et à laquelle il donne une réponse négative, tout en concédant à cette activité la fonction subalterne de distraire, puisque l’homme est dans "l’impossibilité d’être à la peine continuellement". Cette position mêlant méfiance et concession restera longtemps celle du christianisme, à la suite des Pères de l’Église, jusqu’à ce que Pascal, dans son rigorisme janséniste, lance sa condamnation des divertissements, qui détournent l’homme des préoccupations essentielles. Avec son célèbre pari, c’est cependant le même Pascal qui trouve dans le jeu la justification du choix de la croyance en Dieu. Et c’est Pascal encore qui fonde la théorie des jeux, élevant ainsi le hasard à la dignité d’objet scientifique.

Entre opprobre et exaltation

Dès lors les discours sur le jeu poursuivent des cheminements contrastés, entre opprobre et exaltation. À l’âge classique, c’est tout d’abord le premier qui domine, alors que le jeu envahit les salons, occupe les loisirs de la noblesse et submerge la cour. Pourtant pièces de théâtre, opuscules et pamphlets dressent le sombre tableau du joueur qui, dans sa passion funeste et incoercible, ruine sa famille et tombe lui-même dans la dépravation et la honte. La question des vertus pédagogiques des jeux soulève, quant à elle, force discussions. Si Montaigne écrit que le jeu devrait être considéré comme l’activité la plus sérieuse des enfants et si Locke préconise des méthodes ludiques pour l’apprentissage de la lecture, Rousseau émet à cet égard de vives critiques : Jean-Jacques accorde certes une place au jeu dans l’éducation d’Émile, mais c’est uniquement dans le cadre d’expériences bien menées et surveillées, car l’enfant doit conserver intactes ses capacités d’observation et de découverte personnelles.
Au terme du Siècle des lumières, Kant accentue encore le déni du jeu comme méthode d’éducation; il considère que seuls le travail et l’effort permettent d’obtenir dans ce domaine des résultats effectifs. C’est pourtant avec Kant que, sur un autre plan, le concept de jeu, dégagé de l’allégeance aux objets empiriques auxquels il était jusque-là associé, accède à une mission magnifiée, celle de désigner, par le biais métaphorique, l’exercice d’une pensée libre et créatrice: dans la Critique du jugement, le jeu des fonctions devient le critère de l’activité esthétique. Cette promotion du jeu, ainsi identifié à l’activité intellectuelle, sera reprise et amplement développée, à la suite de Kant, par Schiller à l’aube du XIXe siècle, faisant ainsi concurrence, avec un large soutien des romantiques, aux conceptions utilitaristes contemporaines.

Récits mythologiques et sources littéraires

Qui sont les joueurs et à quoi jouent-ils ? D’où viennent leurs jeux ? Voilà des questions qui se posent à l'historien lorsqu'il explore le panorama ludique du Moyen Âge à la Révolution française. Les jeux viennent d’ailleurs. Même quand leur origine locale semble avérée, récits mythologiques et sources littéraires s’accordent sur leur provenance lointaine : de l’Orient mystérieux, d’Italie ou d’Espagne, les jeux ont voyagé pour parvenir jusqu’à nous, qu'il s'agisse des dés, des échecs ou des cartes.
Entre 1400 et 1600, l'univers des jeux se renouvelle et s’enrichit, comme en témoignent les précieuses boîtes à jeux, les pions, cornets, fichets et autres cartes, ainsi que les archives, les estampes et les textes littéraires. L’alliance des jeux et de la culture écrite se fait sentir depuis les temps les plus reculés. Ainsi le Dieu Thot était chez les anciens Égyptiens tout à la fois l’inventeur de l’écriture et – frappante association – celui des nombres, de la magie et du jeu. L’exploration de cette relation entre livres et jeux est un des axes de réflexion proposés par Manfred Zollinger.

Édiction de règles

Bien que l’expérience du divertissement se fonde souvent sur la transmission orale et la coutume, la production de règles, instituant avec la plus grande précision le contrat ludique, est une préoccupation constante de la société des joueurs. La parution de monographies consacrées à un jeu en particulier est bientôt complétée par des recueils collectifs, qui réunissent les règles de tous les jeux en vogue dans les salons et les académies. Ce sont les fameuses publications de l’"Académie universelle des jeux", qui connaissent un nombre considérable de rééditions et d’aménagements tout au long du XVIIIe siècle. Si ces publications obéissent à des considérations commerciales, elles répondent aussi de la part des joueurs à un souci de vérification et de recherche d’indices permettant d’éviter les contestations et même les violences qui pourraient naître de l’ignorance – ou de l’oubli plus ou moins volontaire – de certaines dispositions réglementaires.

Dans la société des Lumières, l’offre de jeu licite et illicite prend une ampleur considérable: billards et cabarets, tripots clandestins et académies tolérées, bureaux de loterie et jeux de "plein vent" se multiplient, tandis que l’État s’introduit, en 1776, dans la sphère du divertissement en se réservant le monopole exclusif de la Loterie royale. La diffusion massive de cette nouvelle procédure aléatoire est à mettre en relation avec les progrès de l’abstraction et de l’alphabétisation, de l’essor

de la numérotation et de la culture du chiffre dans toutes les sphères de la société urbaine. Ce grand jeu d’État, qui entretient l’illusion d’une plus grande mobilité sociale, a contribué à déstabiliser un peu plus la société d’ordres : les joueurs sont désormais à égalité devant les probabilités de gain au moment où le roi, désacralisé, s’affiche comme le banquier du pharaon national. Du hasard à la divination, on assiste, à la fin du XVIIIe siècle, au détournement des figures du jeu de tarot en une nouvelle science permettant de dire l’avenir…

Jeux de réflexion, de stratégie et de hasard

Ce dossier ne prétend pas à l’exhaustivité d’un domaine par trop foisonnant : ne s'y trouvent ni les jeux d’esprit, ni ceux du corps ni même les jeux enfantins. En revanche, on y rencontre la divination et ses détours, l’univers de la triche, avec ses gains, ses risques et ses plaisirs. Les joueurs aussi, bien sûr, à la cour, à la taverne ou dans les salons, les "pontes" enragés, repentis ou délicats, sombres ou joyeux. Ils sont au centre de l’action et partagent les gains du tripot avec les tenanciers, les banquiers et tout un monde de gagnepetit qui gravitent autour de la société ludique. Quant aux divertissements à finalité pédagogique, ils sont des jalons essentiels pour comprendre le monde de l’enfance et des apprentissages. Leur usage a longtemps été contesté et ils ont dû justifier le rôle essentiel qui leur revient, notamment dans l’éducation des enfants. L’apparition des charmants jeux de cartes pour apprendre à lire, la multiplication des jeux de l’oie qui guident l’apprenti en héraldique et bientôt des puzzles géographiques, tous ces jeux qui promettent d’apprendre en s’amusant se sont peu à peu imposés au cœur de l’espace familial. Leur rôle en tant que marqueur socioculturel est d’une ampleur considérable.

Pour Schiller, "L’homme n’est tout à fait homme que là où il joue" : si le jeu paraît une constante de l’humanité, les débats qu’il n’a cessé d’alimenter depuis l’Antiquité s’évaluent aujourd’hui avec distance : devenu droit imprescriptible de l’enfant, activité omniprésente, il s’affiche dans les cafés, se glisse dans nos journaux, voyage par les ondes et donne naissance sur la toile à des mondes virtuels. À l’heure de la mondialisation, les activités ludiques participent aujourd’hui pleinement à l’essor industriel et commercial de notre planète. Par-delà l’héritage de quelques jeux inchangés, les pratiques ont subi des mutations profondes et semblent s’être fort éloignées du lieu qu’occupaient nos anciens jeux. Après la Seconde Guerre mondiale, avec Johann Huizinga, Émile Benveniste, Roger Caillois… le jeu a acquis un tel statut qu’il est maintenant compris comme l’inverse du sacré, irriguant effectivement les productions économiques, les relations sociales, les activités artistiques et même les expressions religieuses, le tout dans une société mondialisée à la recherche de ses règles.
Modestes dés en os tirés des fouilles archéologiques, jeux de quadrille incrustés de nacre, bourses de jeu aux armes de membres de la famille royale, tables avec damiers d’ébène et d’ivoire, jeux de l’oie pour enseigner l’héraldique aux enfants, ces jeux et les discours qu’ils ont suscités évoquent pourtant déjà le paradoxe de cette activité, tout à la fois règle et liberté, perdition des familles et ingéniosité humaine !

 
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