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jeux de princes

Jeux d’argent, pouvoirs et société au temps des Lumières

Par Francis Freundlich

Au XVIIIe siècle, les jeux d’argent, licites ou illicites, envahissent l’espace urbain et gagnent toutes les couches de la société. Ils accompagnent la révolution de la consommation matérielle et accélèrent la déstabilisation de la société d’ordres. Si le jeu "égalise les conditions", selon la formule que l’on retrouve si souvent sous la plume des moralistes, il modifie aussi gravement la hiérarchie des activités sociales. Le rêve d’enrichissement rapide sape les valeurs du travail au profit du chiffre et de la numérotation, désormais marqueurs d’une accélération du temps. Il encourage aussi, à travers des formes nouvelles de procédures aléatoires (en particulier la Loterie royale) un processus d’individualisation qui s’affirme au détriment des hiérarchies traditionnelles et des liens de fidélité.
Au temps des Lumières, les pratiques ludiques prennent place au cœur d’un espace urbain en expansion, fortement marqué par l’immigration et la mobilité de populations jugées à risque (mendiants, chômeurs, vagabonds, soldats déserteurs, domestiques en rupture de banc). Si la police s’inquiète de cette dissémination des joueurs, elle tente avec réalisme de s’adapter aux circonstances délictueuses, afin de préserver la cohésion sociale, d’intégrer et de redresser les plus réfractaires à l’ordre public. Cependant, elle doit prendre en considération les tactiques et les stratégies des joueurs, leurs capacités de dissimulation, leur aptitude à se réorganiser, l’intelligence et la ruse dont ils font preuve pour faire vivre leur divertissement avec le maximum de sécurité. Ce jeu permanent qui s’installe entre la police et la société des joueurs traduit la complexité des pratiques sociales, il pointe la crise de la société urbaine et sa grande instabilité ; il montre aussi le dynamisme, l’intelligence et les capacités d’adaptation des acteurs de la scène ludique, de ceux qui la font exister et de ceux dont le métier est de l’observer, de la scruter avec des méthodes d’investigation toujours plus minutieuses.
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Les jeux de la rue et du cabaret

C’est dans la rue que les pratiques de jeu se manifestent avec le plus d’acuité : cet "espace de vie épaisse", selon la formule de Philippe Ariès, est le lieu majeur de la sociabilité populaire dans une société préindustrielle, encore largement dominée par l’atelier corporatif, le monde de la boutique et les petits métiers du tertiaire (déchargeurs, colporteurs, commissionnaires, etc.). Dans un espace urbain en transition, peu marqué par les procédures disciplinaires de l’entreprise moderne, la séparation stricte entre le temps du divertissement et le temps de la production ne se dessine pas encore clairement. Les joueurs de dés et de "trois-cartes", les tenanciers des petites loteries ambulantes, envahissent le tissu urbain : sur les places où se tiennent à date fixe les foires et les marchés, on parie ; on se divertit près des remparts, dans les cours intérieures des immeubles, le long des faubourgs et à proximité des lieux de culte, dans les jardins et sur les terrains vagues. À Paris, en 1790- 1791, les jeux de plein vent se déploient principalement sur les quais des Tuileries et du Louvre, sur la place de Grève, le long du boulevard du Temple et sur les Champs-Élysées : ce sont des voies de passage et de promenade qui facilitent le déploiement du matériel ludique (chaises, tables de bonneteau, caisses, objets divers servant de lots aux petites loteries ambulantes) et permettent une fuite rapide en cas d’intervention des forces de l’ordre. Acteurs du monde de la rue, mais protégés de la police par un espace clos, les cabaretiers, marchands de vin et limonadiers accueillent en toute illégalité les joueurs qui, par les paris qu’ils engagent, favorisent la consommation d’alcool et de nourriture. Les boutiquiers justifient ces divertissements en invoquant la lourdeur des loyers ou la concurrence qui fait baisser leur chiffre d’affaires. Ils installent un jeu de billard au fond de leur établissement et autorisent les joueurs à sortir leurs jeux de cartes. Généralement, les enjeux ont pour objet le paiement des consommations. En dépit des interdictions sans cesse renouvelées, les autorités cèdent bien souvent à la pression des cabaretiers et tolèrent ces amusements : elles adoptent un comportement pragmatique tant que l’ordre public n’est pas gravement compromis et tant que les paris ne donnent pas lieu à des plaintes de la part des familles et des particuliers victimes d’escroqueries. Cette tolérance dépend aussi des capacités d’organisation des maîtres paumiers et des académistes autorisés à faire jouer chez eux à des jeux de commerce (c’est-à-dire des jeux où la part de hasard est plus faible) et au billard. Ainsi, à Dijon, la profession se donna très tôt des statuts ; elle put ainsi porter plainte et lutter contre la concurrence des cabaretiers jusque dans les années 1760.

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Jeux et loteries improvisées

Les archives de police témoignent de l’ampleur des jeux de plein air, qui mobilisent quotidiennement des milliers de commissionnaires, colporteurs, brocanteurs, ouvriers du bâtiment, compagnons et employés de boutique. Ces jeux défendus sont d’une grande souplesse et ne nécessitent qu’un très faible investissement monétaire puisque la rue appartient au tenancier sans qu’il ait besoin de payer à d’autres une taxe ou un loyer pour son emplacement. Il est presque toujours propriétaire du matériel de jeu, réduit à l’essentiel : un cornet, des dés, des cartons numérotés, de la craie de couleur ou un morceau de pierre noire pour graver sur le pavé les numéros du jeu. Une planche dressée sur un baquet, un tonneau installé face à une guinguette, suffisent à créer l’événement. Parfois, l’entreprise prend d’avantage d’ampleur : à Metz, en août 1749, le commissaire de police saisit cinq jeux de roulette avec quatre pieds, trois tourniquets et plusieurs dizaines de lots de marchandises. Ces loteries improvisées permettent aux plus pauvres d’écouler quelques biens sous une forme attrayante et en dehors des circuits traditionnels de distribution. Sur ce point la loterie d’État n’a pas concurrencé ni découragé ces jeux illicites, bien au contraire. À Grenoble, des colporteurs débitent sur la voie publique leurs marchandises invendues sans la moindre permission, ce qui déclenche les plaintes des marchands merciers. Toutefois, certains boutiquiers obtiennent après enquête une autorisation du lieutenant de police.
Les registres de police de la ville, entre 1730 et 1783, font mention d’au moins vingt-quatre loteries particulières : le tenancier effectue le tirage, sans intermédiaire et après avoir prêté serment "de bien et fidèlement procéder à l’estimation des effets […] par deux personnes à ce connaissant", deux commissaires de police veillant à la régularité des opérations le jour du tirage. Ces loteries obéissent à différentes procédures : par exemple, le tenancier annonce que les numéros gagnants se situent uniquement entre les chiffres 7 et 19 ou 31 et 42. Autre formule, en 1731, Antoine Eymard se sert d’un livre "contenant 1 778 feuillets tous numérotés desquels il y en a 355 d’un costé pair et les 1 423 restant sont costé d’un nombre impair. Un seul nombre pair est suivy de quatre impairs dans tout le cours du livre". On tire dans le livre avec une épingle et seuls gagnent les nombres pairs.

Les loteries de marchandises

Le succès de ces paris est dû en grande partie à la nature des objets présentés au public : les articles utilitaires (couteaux à manche de bois, ciseaux, tire-bouchons, etc.) et qui servent à la cuisine, au ménage ou à la couture sont très peu présents dans les inventaires ; les objets proposés aux joueurs relèvent au contraire de la culture des apparences, ils contiennent une part de rêve et d’imprévu et leur valeur est d’abord affective et ludique : pipes, tabatières et jeux de dominos, flacons, boucles d’oreilles et miroirs, carafes, verres et gobelets renvoient aux plaisirs de la parure et du loisir, à l’univers du temps libre et des émotions partagées entre amis. Il semble bien que les loteries de marchandises aient progressé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, qu’elles soient licites ou illicites. Tirées en plein air ou installées dans des garnis et des appartements loués pour quelques heures, elles reflètent les progrès de la consommation populaire – un certain affranchissement des besoins de première nécessité, l’attirance pour le superflu, la prédominance des modes et des apparences. Ainsi, celui qui fait tirer à la petite loterie fait preuve d’innovation et signifie au joueur qu’il peut s’abstraire, l’instant d’un pari, des règles contraignantes qui organisent le processus de consommation. Il lui fait vivre l’espoir d’une consommation immédiate, uniquement rythmée par la course de l’aiguille sur le tourniquet.
 
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