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Chaque Américain
venu d’Europe a dû une fois, lui ou un ancêtre,
faire la traversée de l’Atlantique. L'océan
devrait alors figurer dès l’origine dans la
littérature américaine. La réalité
est très différente et demande à refaire
le trajet vers l'Ancien Monde et l'Angleterre, là
où est née la littérature maritime.
À partir du XVIIIe siècle
et de manière progressive, la mer entre dans le paysage
littéraire de langue anglaise. Elle est dorénavant
envisagée en tant que telle, suscitant à la
fois un mélange d'émerveillement et de terreur
(William Falconer, The Shipwreck (Le Naufrage).
Le Dit du Vieux Marin (1798) de Coleridge (1772-1834),
balade archaïsante médiévale d'un vieux
marin condamné à errer de par le monde pour
expier l'assassinat gratuit d'un albatros, rassemble des
images à la lisière du fantastique sans s'éloigner
totalement de la mer. Ce récit devient au XIXe
siècle une sorte de matrice pour la littérature
américaine.
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La prairie
océane américaine
L’Amérique, c’est moins la mer que la terre,
la terre toujours recommencée, mais toujours aussi à
la mer comparée. Il y a à perte de vue, l’océan
des plaines, les grands ciels changeants, la houle des herbes
dans les bourrasques du vent fou et, de loin en loin, quelques
bouquets d’arbres, isolés, tels un archipel au
péril des vagues. On lève l’ancre à
bord de ce qu’on appelait une "goélette
des prairies" (prairie schooner), cap à
l’ouest vers le large, le largo des hautes terres.
L'image d'une vaste prairie océane, le romancier James
Fenimore Cooper (1789-1851), plus que tout autre, l'a révélée
avec sa saga de Bas-de-Cuir. L'écrivain avait
dans sa jeunesse servi comme midship sur la "mer
intérieure" des Grands Lacs. La "Prairie"
telle qu’il la déploie à partir de 1823
dans ce récit, suit le trajet de la "traversée"
inaugurale du pays, la remontée par les explorateurs
Lewis et Clark de Saint-Louis à la côte ouest
en 1803. Une littérature
entre terre et mer
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L’Amérique
est un empire continental, massif telle une peau de bison
écartelée entre quatre pieux. La principale
empreinte laissée sur sa littérature est celle
du grand trek. Pourtant, son "lieu" par excellence
est le seuil, la "Frontière", la mouvante
ligne de démarcation entre un espace au-delà,
sauvage et un en-deçà défriché,
essarté. Et ce "lieu", classique lui aussi,
le retourne en sa version marine.
C'est Thoreau par exemple, arpentant, à l’est
de l’Est, les dunes et les grèves du cap Cod,
vers 1850. La première "Frontière"
dont il parle, est la frange du rivage (le strand) que le
reflux laisse à découvert. Il s'agit de l’estran,
à mi-chemin entre le familier et l’étrange.
Les écrivains d’Amérique y sont revenus
jusqu’à l’obsession. Au premier chapitre
de Moby Dick, Ismaël voit les gens de Manhattan le dimanche,
postés tels des sentinelles à la lisière
de l’eau. Dans le troisième des Quatre Quatuors
de T. S. Eliot, "The Dry Salvages" (1939), son
quatuor marin, la mer se retire et laisse ses débris.
On trouve des casiers fracassés, des avirons brisés,
des fragments de gréements défunts. Mais aussi
les vestiges d’une "création plus ancienne"
: os de seiche, étoiles de mer, vertèbres de
cachalot. Ce lieu est la fin des terres, mais aussi des temps.
Une littérature naturaliste
Très tôt, la littérature américaine
a entrepris de faire concurrence à l’histoire
naturelle. En 1726, Benjamin Franklin (1706-1790) – qui
dessinera plus tard la carte du Gulf Stream – est encore
sujet de la couronne anglaise mais son journal sur sa traversée
de Philadelphie à Liverpool montre déjà
cette inflexion "américaine" dans sa manière
d’observer les algues, les crabes. Ce regard "naturaliste",
on le retrouve chez Melville, chez Thoreau…
Mais, réciproquement, on voit plus d’un traité
scientifique américain venir rôder dans les parages
de la littérature : la biologiste Rachel Carson (1951)
décrivant "la couleur de la mer" ; l’ingénieur
Willard Bascom (1980) scrutant la "dynamique de la surface
de l’océan"… |
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Edgar
Allan Poe (1809-1849)
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Edgar Allan Poe publia
en 1838 Les Aventures d'Arthur Gordon Pym, livre d'aventures
maritimes. La longue dérive hallucinée d’Arthur
Gordon Pym jusqu’au "rebord" antarctique
du monde s’inscrit dans le droit sillage de Coleridge
– en y ajoutant une très américaine dimension
eschatologique : cap au 180 jusqu’au déchiffrement
de l’énigme, la Révélation, l’Apocalypse.
Edgar Allan Poe n’était pas étranger
à la mer, connue dès ses six ans, lors d’une
traversée de Richmond (Virginie) à Liverpool.
Ses fabuleuses extrapolations sont narrées sur le
ton du reportage. Dans Une descente dans le Maelstrom,
l'une de ses Histoires extraordinaires, l'action se
situe loin de l’Amérique, dans l’archipel
de Lofoten, en Norvège. Un homme raconte sa descente
dans le "Moskoe-Strom". L’embarcation démâtée
entraînée, dans une inexorable chute en tourbillon
le long de la paroi à 45º du vaste cône
qui s’est creusé à la surface de l’eau.
Il s’agrippe à un tonneau et échappe
in extremis à l'aspiration. Il est remonté
de profundis, revenu, tel un spectre, de l’au-delà. |
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Herman
Melville (1819-1891)
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Herman Melville fut marin.
Simple matelot, il est embarqué une première
fois à vingt ans, le temps d’un aller-retour
Boston-Liverpool. À la fin de 1841, il sera à
bord de l’Acushnet, un trois-mâts de cent
quatre pieds partant de New Bedford (Massachusetts), pour
un périple de chasse à la baleine. C'est le
Pequod de Moby Dick (1851). Il va passer deux
ans et demi "sur le gaillard d’avant".
Melville a vingt-cinq ans lorsqu'il repose son sac à
Boston, le 4 octobre 1844. Il est à la veille de s’embarquer
pour sa seconde carrière.
Moby Dick, ce livre-somme est une encyclopédie
des dits et des savoirs sur le monstrueux Léviathan,
une anatomie – une autopsie – de son corps et
cadavre, une réflexion sur le monstre. Celui-ci ne
se laisse ni englober ni capturer. Il s’échappe,
fait "brèche" parfois vers le large.
Une autre séquence et une autre atmosphère
de chasse sont proposées par Melville dans Benito
Cereno (1855). Le moment choisi est celle d'une aube
grise quelque part sur la côte du Chili. De son bord,
le capitaine d’un phoquier yankee observe à
la lunette la voile étrangère manœuvrant
bizarrement vers les hauts-fonds. Dans la lueur équivoque
du petit matin, il essaie – ce qu’on appelle
aussi navigation – de déchiffrer sur la mer
changeante des signes lointains, incertains.
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The
Open Boat
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Aucun texte américain
ne donne sans doute autant l’impression d’"y
être" que le court récit The Open Boat.
Le reporter Stephen Crane (1871-1900) part à Cuba
en 1897 pour y couvrir la guerre. Son navire sombre au large
des côtes de Floride. Trente-six heures durant, quatre
rescapés se relaient aux avirons d’un canot
de dix pieds, non ponté.
Leur horizon se réduit aux vagues qui déferlent
sur eux, couleur ardoise, sauf la crête, blanche d’écume.
On en escalade une, et chaque fois, derrière, il y
en a une autre. Il faut sans cesse écoper. Quand le
jour se lève, on a le sentiment irréel de voir
là-bas, tout près croirait-on un joli tableau.
C'est comme contempler "une vue de Bretagne ou d’Alger
la Blanche" en rêve ; des silhouettes qui
se promènent sur la grève ; et vous, chahutés
par le ressac, personne ne vous voit !
Ce récit est un chef-d’œuvre "impressionniste",
à l’égal de ceux de Joseph Conrad (1857-1924),
dont Stephen Crane, deux ans plus tard, au terme de sa brève
vie, va devenir le voisin et l’ami, en Angleterre,
sur la côte du Kent.
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