Quelle mer pour demain ?
  Les dizaines de milliers de tonnes d’hydrocarbures crachées par l’Erika et le Prestige sont, à tout bien considérer, une goutte de fioul dans la mer poubelle. Chaque année, ce sont quelque 6 millions de tonnes de produits divers qui polluent la mer mondiale recouvrant 72 % de notre planète. La pollution accidentelle, c’est-à-dire celle qui émane des 115 à 120 naufrages de navires de plus de 300 tonneaux, soit un naufrage d’un gros bâtiment tous les deux ou trois jours sur les mers du globe, ne représente guère plus de 150 000 tonnes, soit 2,5 % seulement de la pollution marine totale.
 
    Les déballastages (ou dégazages) sont huit à dix fois supérieurs en volume à l’ensemble des nuisances provoquées par les seuls naufrages. 1 200 000 à 1 500 000 tonnes sont ainsi déversées chaque année dans les océans. Ce ne sont pas seulement des hydrocarbures mais une large gamme de détergents, de produits chimiques, d’huiles diverses qui polluent dans une quasi-impunité, voire en toute légalité au-delà des Zones économiques exclusives (200 milles) puisque l’on peut procéder à des rejets dans les mers ouvertes à condition de ne pas outrepasser certaines normes.
 
  Parallèlement, les deux tiers de la pollution maritime proviennent de la terre par la voie atmosphérique, qui constitue la principale source d’apport au milieu marin de plusieurs substances particulièrement nocives – dont le mercure et le plomb –, et par le biais des rivières, des fleuves et des estuaires.
Dans beaucoup d’endroits du monde, les fleuves et les rivières ont été transformés en égouts à ciel ouvert. C’est ainsi, par exemple, que le rio Bogotá, en Colombie, est pollué à un point tel qu’aucune forme de vie n’y est possible et qu’aucune zone d’habitation ne s’en rapproche. Il contamine à son tour le bassin du rio Magdalena, qui rend insalubre la mer des Caraïbes sur plusieurs dizaines de kilomètres autour de son embouchure. En Chine, 80 % des déchets industriels sont actuellement rejetés sans aucun traitement dans les rivières et les fleuves, ce qui entraîne la pollution de plus de la moitié du réseau fluvial du pays. Dans les pays en développement, 20 % des espèces aquatiques auraient disparu ces dernières années.
Les mers ne sont plus aujourd’hui un espace infini, elles ne peuvent plus être l’ultime poubelle ; certaines espèces de poissons, comme les requins ou les espadons, affichent déjà, à en croire la Food and Drug Administration américaine ainsi que certains laboratoires d’écotoxicologie, des taux de méthylemercure supérieurs à 1 ppm – la limite étant à 0,05 ppm. Ce taux peut même monter à 8 ppm pour certains types de baleines.
 
 

Les activités humaines menacent tout à la fois la faune et la flore marines et à travers elles l’avenir de l’homme de bien d’autres manières. C’est cette juxtaposition même d’activités prédatrices qui nous fait craindre une rupture d’équilibre. La mer n’est pas en effet une oasis de vie sans fin car celle-ci se concentre essentiellement dans les zones bordières, c’est-à-dire peu profondes. Les estuaires notamment, lieux les plus menacés par les activités anthropiques, sont les véritables pouponnières de la mer. Les atteintes portées à ces espaces confinés, à l’origine de 80 % des espèces marines, menacent donc sans commune mesure avec leur superficie la densité même de la vie des océans, un phénomène que l’on a trop tendance à oublier. La destruction de ces "habitats" marins que sont les marais, les forêts de mangroves et les coraux, abaisse la capacité de reproduction de la faune et de la flore et amplifie les déprédations causées par les perturbations atmosphériques sur le milieu côtier.
 
 
Le cyclone qui a frappé la côte est de l’Inde en octobre 1999, qui a provoqué un raz-de-marée rentrant jusqu’à 50 km à l’intérieur des terres et entraînant la mort de quelque 10 000 personnes, aurait eu moins d’effets si le littoral avait continué à être protégé par les forêts de mangroves. De même, le maintien des marais, asséchés ou non, a permis au département de la Gironde de réduire les conséquences des fortes pluies du printemps 2001 ayant entraîné les inondations que l’on sait dans le Nord du pays. Doit-on souligner que l’US National Oceanographic and Atmospheric Administration a constaté que le nombre de perturbations exceptionnelles a cru de 20 % depuis 1990 ?…
Les particuliers ajoutent aussi leur lot de nuisances à l’environnement. Les récipients de boisson et autres que l’on abandonne sur les plages représentent une composante croissante du problème posé par les déchets. La pêche à pied raréfie les microorganismes ; la chasse sous-marine, tout au moins si elle est pratiquée de façon irresponsable, amenuise de nombreuses espèces de poissons de roches sédimentaires, la course aux beaux coquillages ou au corail rapportés en guise de souvenirs aboutissant à un pillage en règle, tandis que les milliers de bâtiments de plaisance en jetant leurs ancres labourent les champs de coraux et les riches herbiers de posidonies.
 

 
 
Mais il est encore une activité qui, pratiquée avec excès, risque fort, si les politiques n’agissent pas avec courage et détermination, de devenir l’une des plus sérieuses menaces qui soit pour l’avenir de l’espèce humaine : la pêche industrielle. Les stocks de poissons sont en effet exploités au-delà de leurs limites biologiques sûres. La surpêche épuisant les stocks traditionnels, on en vient ainsi à capturer d’autres variétés, notamment les poissons d’eaux profondes, particulièrement vulnérables compte tenu de leur faible fécondité.
 
  La réglementation existante fixe, certes, pour de nombreuses espèces une taille minimale en deçà de laquelle le poisson doit être rejeté… mais il faut savoir qu’il ne survit pas en général et ne peut donc devenir adulte. Des mesures fortes s’imposent pour garantir le maintien des stocks et l’avenir même de la profession de marin pêcheur.
On le voit, le tableau est sombre et il conviendrait qu’il y ait infiniment plus de transparence ; le citoyen doit être informé afin d’ajuster ses comportements aux nécessités et d’être ainsi responsable, mais aussi pour faire pression, ou pour accompagner les politiques dans un processus de développement durable.
La consommation de coquillages contaminés a des effets aux plans sanitaire et économique également considérables. La consommation de fruits de mer serait responsable de 11 % des maladies d’origine alimentaire aux États-Unis, de 20 % en Australie et de 70 % au Japon. Deux millions et demi de nouveaux cas d’hépatite sont constatés chaque année, qui entraînent la mort de quelque 25 000 personnes tandis que 25 000 autres sont durablement affectées.
Les intoxications d’origine algales (ciguatera, PSP…) sont également importantes puisqu’elles pourraient atteindre, d’après les estimations, le chiffre de 20  000 cas annuels sur la base d’une population de 6 milliards.

  La croissance démographique continue menace, si des mesures fortes ne sont pas prises aujourd’hui, de faire exploser demain une situation qui est déjà en rupture d’équilibre. Avec 8 milliards d’êtres humains en 2020 et 10 milliards en 2050, les différents types de problèmes évoqués précédemment vont être, de façon concomitante, très largement majorés. Les rejets, qu’il s’agisse de ceux émanant de l’agriculture, de l’industrie ou des particuliers, risquent d’atteindre des niveaux dramatiques. L’augmentation démographique fragilisera d’autant plus l’océan Mondial que les concentrations sur le littoral affichent des taux d’accroissement beaucoup plus marqués.
À la densité de la population, il convient d’ajouter le développement prévisible du tourisme. La Méditerranée accueille déjà 135 millions de touristes (soit le tiers environ du tourisme international), chiffre qui serait de 235 à 253 millions en 2025 ! De nombreuses zones identifiées comme étant vitales sont sous la menace d’un tel développement et la plupart risquent de perdre leur diversité biologique d’ici 2020.
Parallèlement le trafic maritime qui a déjà été multiplié, en flux, par 4,6 entre 1970 et 1999 va continuer de croître, ce qui est heureux par certains côtés (le trafic de cabotage de la France est dérisoire ; son développement permettrait de soulager le réseau routier), mais il convient d’être plus strict quant aux règles de sécurité, la probabilité des accidents dépendant en grande partie de la densité du trafic maritime.
Il est donc urgent d’inventer une politique maritime environnementale ; il en va de la crédibilité même des États quant à la protection bien légitime qu’attendent les citoyens.

Ces dangers peuvent être contenus si l’on fait preuve de détermination au niveau de la pêche, nous l’avons dit, et dans chacune des trois sources de la pollution maritime, à savoir : le transport maritime, les dégazages et les rejets émanant de la terre. Des solutions existent, il faut le savoir dans chacun de ces domaines ; c’est avant tout une question de volonté politique et celle-ci dépend dans une large mesure de la prise de conscience des citoyens.
La mer et les fonds marins seront bientôt au cœur même des principaux enjeux économiques et scientifiques. Les forages par grande profondeur ouvrent d’étonnantes perspectives, le développement de la biotechnologie marine ne fait que commencer, la découverte de nouvelles formes de vie dans ces oasis des grandes profondeurs que sont les sources hydrothermales nous permet d’entrevoir la grande alchimie des origines de la vie et nous percevons chaque jour davantage combien l’océan Mondial joue un rôle central au niveau climatique.
Gâcher pour des économies mesquines cet espace qui abrite 80 % de la biodiversité et qui est en passe de devenir un nouvel Eldorado est irresponsable, tant d’un point de vue écologique qu’économique. Il est grand temps qu’une politique de la mer dessine les rivages de notre avenir.