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Jusqu’aux prémices
de l’impressionnisme – jusqu’à Turner
–, les peintres ont été moins capables
que les poètes, les romanciers et les compositeurs de
restituer l’émotion et la démesure de la
mer. L’expression codifiée de la peinture classique
ne pouvait éveiller une véritable émotion
ou tout au plus un frisson mondain devant une agitation bien
en place. Le Neptune apaisant la tempête de Rubens,
La Vague de Hokusai, sont trop académiques pour
faire craindre la mer.
Les peintres ont dû faire de leur mieux pour adapter
leur art pétrifié à la mer en furie, et
certains comme Korin Ogata à l’aube du XVIIIe
siècle ont réussi ce tour de force.
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Au Moyen
Âge
Le caractère dramatique de la tempête et de son
paroxysme, le naufrage, conférait à leur représentation
une dimension métaphysique. La mer atlantique parsemée
d’îles saintes avait, comme la nef symbole de la
communauté des fidèles, une signification mystique
dans la géographie symbolique du Moyen Âge, servant
à la démonstration du message chrétien.
Fabriano (vers 1370-1427) peint en 1425 saint Nicolas de Bari,
patron des marins, sauvant les passagers d’un navire
malmené par la tempête. C’est l’une
des plus anciennes œuvres marquantes de l’art maritime.
Une autre intercession de saint Nicolas, plus remarquable encore,
peinte une trentaine d’années plus tard par Giovanni
di Paolo Grazia (vers 1403-1482) montre, telle une machinerie
de théâtre, un navire écartelé par
le vent, annonçant le surréalisme.
Ces œuvres appartiennent à la suite innombrable
des polyptyques dédiés à des saints, comme
la Burrasca de l’hôpital de Venise, attribuée
à Palma Il Vecchio (vers 1480-1528) célébrant
une intercession de saint Marc.
Au XVIIe siècle : Hollande,
Italie, France
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Avec l’expansion
maritime européenne, la mer s'ouvre jusqu’aux
Indes et devient un sujet potentiel. La peinture de mer entre
dans l’histoire de l’art.
Son initiateur hollandais s'appelle Hendrick Cornelisz Vroom
(1566-1640). La vente à un riche amateur de Lisbonne
de son premier tableau représentant son propre naufrage
le pousse à entrer dans la carrière artistique.
Le naufrage devient l’élément fondateur
de l’art maritime hollandais. L’école
de Haarlem fait autorité pendant le premier quart
du XVIIe siècle, grâce
aux continuateurs de Vroom : son fils Cornelis (1591-1661),
Claez (1580-1633), Verbeeck (1590-1637), et Willaertz (1603-1669).
Les peintres hollandais ont longtemps donné une dimension
symbolique aux paroxysmes de la navigation car ils se libéraient
à peine de l’obligation de traiter l’hagiographie
et le récit biblique. La tempête (Stormzee)
et le naufrage (Schipbreuk) sont devenus des genres
très populaires aux Pays-Bas.
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Au même moment, l’Italie, Gênes en particulier,
se prend d’un goût immodéré pour
une peinture échevelée de la mer. À
partir de la première moitié du XVIIe
siècle, une école génoise affranchie
de ses implants hollandais produit frénétiquement,
dans l’esprit du baroque, naufrages et tempêtes.
Plusieurs ateliers se créent : celui de Tassi d’abord,
puis de Tavella et de Mulier assez productif dans ce genre
pour mériter le surnom de Il Tempesta. L'intérêt
de la société génoise pour les tableaux
de mer dépasse une simple mode et trahit sa volonté
d’affirmer sa vocation maritime mise à mal par
le nouveau commerce outre-mer. Distincte de l’art hollandais
par la géographie d’un littoral rocheux, l’école
génoise des Marinisti fut assez productive
pour générer comme aux Pays-Bas, des sous-genres
codifiés, et parmi eux la Fortune di Mare.
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Louis XIV appela Van Plattenberg
(1608-1660) à Versailles au titre de «peintre
du Roi pour les mers», puis Borzone (1625-1679), le père
de l’école génoise, pour le remplacer dans
les années 1660. La Cour de France disposait alors de
dessinateurs de talent, mais pas de peintres ayant l’envergure
de faire remonter la mer jusqu’au Grand Canal. Il est
vain de chercher la moindre risée dans les marines champêtres
ni dans les ports oniriques du Lorrain (1600-1682), bien que
trois dessins du Liber veritatis indiqueraient qu’il
aurait peint trois tempêtes. |
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Au XVIIIe
siècle : France, Angleterre
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Les calamités nautiques
ne constituent pas un grand sujet en France, puisque l’art
officiel consacre jusqu’à la Révolution
la primauté à la peinture d’histoire
et de religion, le «grand genre» édifiant.
Le paysage reste bon dernier de cette hiérarchie et
tout particulièrement le sujet maritime. Le peintre
Joseph Vernet (1714-1789), imprégné de l’esthétique
italienne et des «Marines agitées» de
Salvator Rosa (1615-1673), imagine cependant, avant ses représentations
plus calmes et magistrales des ports de France, quelques
littoraux tempétueux et son art eut un rayonnement
certain en Angleterre.
Il y eut peu de Stormy days parmi les vastes scènes
de mer et d’opérations navales dans le jeune
art maritime anglais issu de l’inspiration des maîtres
hollandais. Quelques tourments maritimes sortirent de l’atelier
de Brooking, le chef de file de la seconde génération
des Marine painters. L’initiation de l’Angleterre
fut le fait du transfuge français Loutherbourg qui
importa en 1771 à Londres avec beaucoup de succès
ses tempêtes et son étonnant Théâtre
de la nature. Stanfield et Cooke (1811-1880) peignirent
des compositions dramatiques au milieu du XIXe
siècle, puis quelques années plus tard Chambers
(1803-1840), l’un des maîtres de l’école
maritime anglaise, sur commande.
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À
l'époque romantique
L’art maritime européen traversa brillamment l’époque
romantique. La France eut Delacroix (1798-1863), Géricault
(1791-1824), Isabey (1767-1855), Le Poittevin (1806-1870) et
les trois premiers peintres officiels du département
de la marine : Garneray (1783-1857), un marin de métier,
Crépin (1722-1851) et Gudin (1802-1880) dont le Coup
de vent sur la rade d’Alger fut exposé au Salon
de 1835. Victor Hugo a dessiné et lavé à
l’encre noire assez de fuligineuses déferlantes,
pour avoir une place légitime parmi les illustrateurs
dramatiques de la mer. Les maîtres qui trouvèrent
dans la tempête des sujets en harmonie avec l’art
romantique déclamatoire, étaient ailleurs.
Turner (1775-1851) peint en 1805 un naufrage qui annonce
sa recherche d’une expression picturale de la démesure.
Il reviendra fréquemment sur les dimensions dramatiques
de l’océan, libérant l’énergie,
explosant la peinture. Pour la première fois, il laissait
au spectateur le choix d’imaginer une mer en tempête
à partir de ses suggestions.
Aïvazovski (1817-1900) qui avait rencontré Turner,
est l’une des grandes figures de l’imaginaire
romantique. Il appliqua souvent, comme une obsession, son
art teinté d’orientalisme, minutieux mais éloquent,
à la mer en furie. Depuis sa Tempête de nuit,
il a régulièrement soulevé jusqu’à
sa mort des vagues monstrueuses, se pourchassant en théories
hallucinantes derrière sa spectaculaire Neuvième
Vague de 1850. Il fut, à l’aube du XXe
siècle, le dernier peintre des tempêtes.
Un sujet pictural peu représenté
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Privé de ses voiles
et plus tard des mâts de charge, des vapeurs et des fumées
qui invitaient encore à l’aventure initiatique
en mer, le navire n’intéresse plus l’art
contemporain. Malgré les efforts d’une tradition
anglo-saxonne qui perdure, et d’artistes au sens marin
comme Chapelet, Brenet ou Marin-Marie, la haute mer n’est
plus un sujet pictural.
Le littoral appartient toujours aux paysagistes modernes tel
Monet (1840-1926) peignant une mer grosse à Étretat.
Mais la tempête comme le naufrage furent exceptionnellement
en faveur parmi les catastrophes naturelles. On peut expliquer
cela par l’exotisme de la mer.
François Bellec avance une autre explication. L'art
classique a produit des Vanités, des Enfers, des Jugements
derniers et des Courroux de Dieu. Beaucoup de ruines, d’épidémies,
de dérision ont raconté le destin de l’homme.
Le caractère volontaire de l’engagement des gens
de mer, ce libre choix d’affronter des périls
attendus confère à la peinture de naufrage une
charge particulière d’émotion, une manière
d’intimisme malgré la démesure des météores
océaniques. Cette contradiction édifiante n’est
que l’un des menus paradoxes de l’histoire de la
mer et de l’histoire de l’art. |
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