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Par Annette Haudiquet
Texte extrait du catalogue d'exposition "Vagues, autour
des Paysages de mer de Gustave Courbet" , Somogy,
2004.
Avec l'aimable autorisation de l'auteur
En 1854, Gustave Courbet, invite par le riche collectionneur
montpellierain Alfred Bruyas, quitte Ornans et se rend pour
la première fois dans le Languedoc. S'il immortalise
leur rencontre dans un tableau qui hisse la simple anecdote
au rang de peinture d'histoire, c'est d'une autre rencontre
qu'il vent témoigner dans La Mer à Palavas:
celle avec la mer Méditerranée, qu'il découvre
toute palpitante et scintillante sous la lumière. Le
peintre s'est représenté au premier plan à
gauche, face à l'immensité et le dos tourné,
dans une position qui n'est pas sans évoquer certains
tableaux de Caspar David Friedrich. Il se découvre
et salue la mer. On a coutume d'associer à cette peinture
une phrase écrite par l'artiste à Jules Vallès
:
"Ô mer! Ta voix est formidable, mais elle ne parviendra
pas à couvrir celle de la Renommée criant mon
nom au monde entier !"
On la rapprochera plutôt ici des vers de Victor Hugo
écrits la même année, dans la solitude
de l'exil à Jersey, le jour du solstice d'hiver :
"L'océan est là sous ma fenêtre. Je regarde
cet indomptable, et je lui dis : joutons !"
"L'invention de la plage"
Ces deux "hommes-océan", pour reprendre le mot d'Hugo
sur Shakespeare, sont de ceux qui, comme le dit Alain Corbin
en conclusion de son Territoire du vide, "par crainte
du miasme, s'en viennent à côtoyer l'écume".Tout
au long de son étude, cet auteur décrit les mécanismes
qui peu à peu se mettent en place et aboutissent à
l'invention de la plage. Le "rivage comme un observatoire de
la sublime colère des éléments", "ce territoire
disponible à l'irruption et au déploiement de
la catastrophes", qui domine aux Temps modernes et se met en
scène dans la peinture de naufrage, devient peu à
peu plage. Au terme d'une analyse sur la "généalogie
des pratiques", Alain Corbin dessine l'émergence de
cette nouvelle scène sociale. Le désir de jouir
du rivage s'affirme lentement, mais sûrement. "Les anciennes
pratiques se trouvent réaménagées en fonction
de cette visée nouvelle." Il s'agit bien sûr de
la création des bains de mer, des premières stations
balnéaires, en Angleterre d'abord puis en France, des
vertus thérapeutiques proclamées de l'eau de
mer et du bain. "La vague, par le choc qu'elle produit, agit
sur le diaphragme et sur toute l'économie nerveuse.
L'inquiétude, la mélancolie, l'hystérie
peuvent, de ce fait, être soulagées par les "lames"
ainsi que par la vue de l'immensité et de la mer en
tempête." La mer est perçue comme un formidable
réservoir de puissance. Le rivage n'est plus seulement
un observatoire, il devient le lieu où l'homme éprouve,
physiquement, le paysage. Dans cette découverte, tous
les sens sont conviés et non plus seulement la vue.
Eugène Delacroix, dans son journal, évoque à
plusieurs reprises ses différents séjours sur
la côte normande. Revenant en 1849 non loin de Dieppe,
il décrit ses retrouvailles avec la mer : Nous
sommes descendus à la mer par un chemin à droite
que je ne connaissais pas. C'est la plus belle pelouse en
pente douce que l'on puisse imaginer. L'étendue de
mer que l'exil embrasse de la hauteur est des plus considérables.
Cette grande ligne bleue, verte, rose, de cette couleur indéfinissable
qui est celle de la vaste mer, me transporte toujours. Le
bruit intermittent qui arrive déjà de loin
et l'odeur saline enivrent véritablement.
Vision panoramique, bruits lointains du sac et du ressac
et déjà "l'odeur de la mer, surtout à
marée basse, qui est son charme le plus pénétrant"
sont les préludes à une rencontre plus directe
avec l'élément marin.
Les peintres cèdent d'ailleurs volontiers aux plaisirs
des bains. Courbet le premier. En 1865, il écrit à
son père :
"J'ai pris quatre-vingts bains de mer, il y a six jours nous
en prenions encore avec le peintre Whistler qui est ici avec
moi, c'est un Anglais qui est mon élève."
Quatre ans plus tard, il séjourne à Étretat
dont il loue "les bains charmants". Il nage beaucoup, loin
du rivage, sans lâcher sa pipe, ce qui lui vaut, paraît-il,
d'être surnommé "le phoque" par les marins.
Jongkind, quant à lui, s'installe à Honfleur
en 1865 et organise ses journées en fonction de "[ses]
travaux et [ses] bains de merci".
Par tous les temps, l'estran est bien un lieu de promenade
et de travail. D'Étretat où il séjourne
durant l'hiver 1864-1865, Monet écrit à Bazille
:
"Je passe mon temps en plein air sur le galet quand il fait
gros temps [...] et naturellement je travaille tout le temps."
Plus tard, à Belle-Île, le critique d'art Gustave
Geffroy dira toute son admiration pour Monet qui travaille
dans le vent et dans la pluie. Il lui faut être vêtu
comme les hommes de là-bas, botté, couvert
de tricots, enveloppé d'un ciré à capuchon.
Les rafales lui arrachent parfois sa palette et ses brosses
des mains. Son chevalet est amarré avec des cordes
et des pierres. N'importe, le peintre tient bon et va à
l'étude, comme à une bataille.
"À l'étude, comme
une bataille"
La mer, la force du vent et de la houle, l'écume, les
embruns, le bruit formidable des galets qui roulent et des
vagues qui se fracassent, renvoyé en écho par
la falaise, tout ce qui appartenait au registre du sublime,
les artistes l'éprouvent désormais dans leur
corps. L'expérience est physique. La "bataille" a lieu.
Une œuvre en résultera, immédiatement, sur
le motif, ou plus tard, à l'atelier. On a vu Monet peindre
"sur le galet", mais si la mer est trop grosse il lui arrive
de travailler à l'intérieur, comme en février
1883 où il peint depuis la fenêtre de son hôtel
à Étretat (Mer agitée à Étretat).
Courbet, lui, engrange sensations, observations, détails
et restitue tout cela sur la toile entreprise à l'atelier,
comme le relate Maupassant, présent à Étretat
à la fin de l'été 1869 :
"[...] j'étais venu sur la plage,
pour voir un ouragan. Le vent furieux jetait sur le pays
la mer déchaînée, dont les vagues, énormes,
s'en venaient lourdement, l'une après l'autre, lentes
et coiffées d'écume. Puis, rencontrant soudain
la dure pente de galets, elles se redressaient, se courbaient
en voûte et s'écroulaient avec un bruit assourdissant
[...]. Un homme dit soudain près de moi :"Venez
donc voir Courbet, il fait une chose superbe. " Ce n'était
point à moi qu'on avait parlé, mais je suivis
car je connaissais un peu l'artiste. Il habitait une petite
maison donnant en plein sur la mer, et appuyée à
la falaise d'aval [...]. Dans une grande pièce nue,
un gros homme graisseux et sale collait avec un couteau de
cuisine des plaques de couleur blanche sur une grande toile
nue. De temps en temps, il allait appuyer son visage à
la vitre et regardait la tempête. La mer venait si
près qu'elle semblait battre la maison, enveloppée
d'écume et de bruit. L'eau salée frappait les
carreaux comme une grêle et ruisselait sur les mers
[...]"
Si Courbet ne plante pas son chevalet sur la grève
proprement dite, il n'en est pas éloigné pour
autant, installé dans sa baraque au pied de la falaise,
même si plus tard, à Paris ou même dans
l'exil, il continuera de travailler ce motif de la mer orageuse.
Pour l'heure, le critique Ideville le défend, Courbet
n'est pas un de ces "prétendus peintres de marines
qui démêlent à domicile la crinière
de leurs vagues".
"La marine se meurt, la marine est
morte !"
L'expérience directe de la plage et de l'estran induit
naturellement un nouveau regard porté sur la mer, un
nouveau point de vue. Pour autant, la peinture n'en a pas encore
entièrement fini avec les thèmes mythologiques
traditionnels liés à la mer et à l'écume
de la vague. Celui de la naissance de Vénus, en particulier,
connaît un succès qui ne se dément pas
(Cabanel, Salon de 1863 ; Amaury-Duval, Salon de 1863,
Lille ; Bouguereau, Salon de 1879). Les pages d'histoire ou
les légendes fournissent encore de nombreux sujets (Évariste
Luminais, La Fuite du roi Gradlon, 1884 ; Adolphe Lalyre,
La Sirène blessée, etc.).
La marine, surtout la peinture de naufrages et les batailles
navales, voit, elle, s'essouffler l'engouement qu'elle a suscité
à partir de la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Toutefois, de grandes compositions dramatiques
sont encore exposées au Salon. Isabey, qui aura tant
d'influence sur déjeunes artistes et qui peint à
la même époque son très radical Effet
de vagues, présente dans la grande tradition L'Incendie
de l'Austria le 13 septembre 1858 au Salon de 1859 et le
Naufrage du trois-mâts Emily en 1823 à
celui de 1865. Mais Jules Castagnary, dans sa critique du Salon
de 1861, ne s'y trompe pas, même s'il le regrette :
La marine se meurt, la marine est morte
! Je ne suis sans doute pas le dernier qui pousse ce cri de
détresse. Mais le mal va croissant chaque jour [...].
Déjà l'indifférence publique l'entoure
[et] les jeunes qui ont un nom à se faire, n'osent plus
s'y aventurer. Ils aiment mieux déserter la marine [...]
que d'y mourir de misère ou s'y éteindre dans
l'oubli.
Les grands maîtres de la marine, et tout particulièrement
les peintres hollandais du XVIIe siècle,
comme Ruysdael, Backhuisen,Van deVelde, demeurent des références
pour cette nouvelle génération. Mais Boudin,
qui copie avec bonheur les œuvres des maîtres au
musée du Louvre (Tempête près des digues
de Hollande, d'après Ruisdael) ne s'en détourne
pas moins immédiatement, pour travailler d'après
nature, ajoutant : "C'est le grand maître." C'est cette
fréquentation même de la nature qui va donner
naissance à une autre forme de marine, contredisant
ainsi les propos de Castagnary. Car, loin d'assister à
la mort du genre, on observe au contraire une véritable
explosion des peintures sur ce sujet dans les années
1860 parmi les artistes en marge de l'Académie et des
commissions. Mais cela se manifeste moins dans des œuvres
destinées au Salon que dans des études, des pastels
ou des aquarelles qui demeurent à l'écart des
circuits officiels. Baudelaire, dans son Salon de 1859, s'attarde
plus longuement sur les pastels de Boudin, qu'il a vus dans
son atelier, que sur la première œuvre que le jeune
artiste présente au Salon. Pour lui, la nouveauté
réside là, dans ces études de ciel faites
d'après nature. La
mer comme métaphore
On voit donc se dessiner au milieu du XIXe
siècle une nouvelle attitude face à la mer. Celle-ci
devient un "laboratoire fertile pour l'expérimentation.
Par sa puissante et incontournable association avec la création
et la destruction, avec la destinée humaine et le voyage
dans l'inconnu, et par-dessus tout par le caractère
imprévisible de ses forces naturelles, la mer provoque
et nourrit la recherche d'un nouveau langage [...] Elle devient
motif et métaphore. Gaston Bachelard, dans L'Eau
et les Rêves, caractérise la "syntaxe d'un
devenir et des choses, cette triple syntaxe de la vie, de la
mort et de l'eau [...] Disparaître dans l'eau profonde
ou disparaître dans un horizon lointain, s'associer à
la profondeur ou à l'infinité, tel est le destin
humain qui prend son image dans le destin des eaux."
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Victor Hugo est sans doute
l'artiste qui jouera de cette métaphore de la manière
la plus explicite, dans son œuvre dessinée comme
dans ses écrits. Ma destinée est le
titre qu'il donne à l'un de ses lavis représentant
une vague énorme, monstrueuse, secouant une frêle
embarcation dont la fin imminente semble inéluctable.
Son roman Les Travailleurs de la Mer, publié
en 1866, recèle de nombreux passages où l'écrivain
use de cette image. Dans la grotte que découvre son
héros, Gilliatt, apparaît une végétation
extraordinaire :
À chaque gonflement de la vague
enflée comme un poumon, ces fleurs, baignées,
resplendissaient, à chaque abaissement, elles s'éteignaient
; mélancolique ressemblance à la destinée.
C'était l'aspiration, qui est la vie ; puis l'expiration,
qui est la mort."
La fin de Gilliatt, qui se laisse "disparaître dans
l'eau profonde", figure de l'effacement, est cette image
même du destin. Les derniers mots du roman débouchent
sur une totale vacuité "Il n'y eut plus rien que la
mer."
Baudelaire, lui, dans une tradition encore toute romantique,
voit dans la mer le miroir dans lequel l'homme contemple
son âme :
Homme libre, toujours tu chériras
la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le roulement infini de sa lame.
C'est dans cette contemplation de la nature, cette méditation
solitaire, face à l'océan, que l'homme acquiert
"cette prescience obscure et une connaissance directe de
la vie intime des éléments".
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L'immense succès, en
1861, du livre de Jules Michelet La Mer plusieurs fois
réédité, témoigne de cette nouvelle
sensibilité en France : L'Océan
parle. L'Océan est une voix. Il parle aux astres lointains,
répond à leur mouvement dans sa langue grave
et solennelle. Il ,parle à la terre, au rivage d'un
accent pathétique, dialogue avec leurs échos
[...] Il s'adresse à l'homme surtout. Comme il est le
creuset fécond où la création commença
et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence
; c'est la vie qui parle à la vie [...] C'est la grande
voix de l'Océan.
La mer comme motif
Si, comme on l'a vu, la mer est métaphore, elle devient
également motif. C'est ainsi que, pour la première
fois, la mer devient son propre sujet, libre de tout drame
humain, de toute anecdote, de toute scène de bataille.
"Le pittoresque éparpille la force des songes."
Ce qui est nouveau, c'est cette proximité physique du
peintre avec la mer. L'artiste n'hésite pas à
s'approcher très près de l'eau. Plus, il recherche
ce face-à-face, pénètre du regard cette
"eau violente", cette eau mouvante rythmée par le flux
et le reflux des vagues. La vague va devenir elle-même
motif. Traitée non plus comme un élément
de la dramaturgie du naufrage, elle représente désormais
le mouvement pur. En elle se résume la vie de l'océan,
de toute éternité.
Pour que commence à apparaître ce qui n'était
alors que détail comme sujet même de l'œuvre,
il faut que l'artiste se soit approché de la mer, qu'il
se soit "abîmé" en contemplation en elle, qu'il
ait entendu sa "grande voix". Mais cette approche passe d'abord
par la réalité toute physique du site où
la rencontre a lieu. Michelet, par exemple, préconise
de choisir "les plages, les grèves [ou] les falaises"
en fonction de son attente ou de son humeur. Pour lui,
l'avantage des falaises, c'est qu'au
pied de ces hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on
apprécie la marée, la respiration, disons-le,
le pouls de la mer [...] mais pour entrer en relation suivie
avec elle, les grandes plages sablonneuses [...] sont bien
plus commodes. [...] Elles laissent rêver... C'est là
qu'en un long tête à tête, quelque intimité
s'établit. On y prend comme un sens nouveau pour comprendre
la grande langue.
En Normandie, des plages comme celles de Saint-Aubin et Trouville
seront propices à cette communion alors que les sites
d'Étretat, de Fécamp, de Pourville, nichés
au fond des valleuses et des hautes falaises du pays de Caux,
permettront au contraire de mesurer la force des éléments.
Parfois, comme à Belle-Île ou au Pouldu, la côte
déchiquetée contraindra l'homme à demeurer
à distance, dans une position en surplomb. Face à
cette diversité des paysages, et essentiellement celle
qui existe de la Normandie au sud de la Bretagne, les artistes
vont inventer une typologie relativement simple des "paysages
de mer". Ils se placeront en hauteur, sur la falaise ou sur
la côte rocheuse pour saisir le motif, plus ou moins
serré, en plongée (Gudin, Lacombe, Monet, ou
ils se posteront au pied de la falaise (Mozin, Courbet, Monet...).
Sur la grève, ils tourneront leur chevalet de manière
à intégrer la présence minérale
de la côte et jouer ainsi sur les trois éléments
eau-terre-ciel, ou, et c'est plus nouveau, ils se positionneront
volontairement face à la mer, abolissant ainsi tout
lien avec le site. C'est dans ce face-à-face qui exclut
toute référence à un paysage nommé
que le point de vue adopté par le peintre est le plus
radicalement novateur.
Daubigny dans Marine. Plage de Villerville, adopte un
cadrage très resserré sur la mer. L'artiste peint
la mer, frontalement, sans même esquisser la grève
où il s'est installé. Courbet ira plus loin,
au plus près de la vague, comme un photographe le ferait
en utilisant un objectif pour s'approcher du détail
(La Vague). À la suite de Courbet, Renoir, Monet,
O'Conor, Guillaumin et d'autres, tenteront de saisir, chacun
à sa manière, les rouleaux d'écume dans
cette attitude frontale.
La vague comme abstraction
Élément
d'un tout qui n'est plus nommé, la vague pure s'affirme
avec Courbet comme un motif. Mais jamais peut-être un
sujet n'a paru aussi extraordinaire. Par essence, l'objet se
dérobe sans cesse. "Les apparences marines sont
fugaces à tel point que, pour qui l'observe longtemps,
l'aspect de la mer devient purement métaphysique", écrit
Victor Hugo qui ajoute : "Cette brutalité dégénère
en abstraction." Il décèle dans le chiffre et
le calcul des correspondances évidentes avec la mer
: Le calcul est, comme la mer,
un ondoiement sans arrêt possible. La vague est vaine
comme le chiffre [...] Elle vaut par l'écueil comme
le chiffre par le zéro. Les flots [...] comme les chiffres
[...] se dérobent, s'effacent, se reconstruisent, n'existent
point par eux-mêmes, attendent qu'on se serve d'eux,
se multiplient à perte de vue dans l'obscurité,
sont toujours là. Rien, comme la vue de l'eau, ne donne
la vision des nombres. [...] On est réveillés
de l'abstraction par la tempête.
Et plus loin : "Une géométrie sort de la vague."
La vague comme abstraction... De fait, les scientifiques de
cette seconde moitié du siècle l'étudient,
en arrivent à la réduire à une simple
équation. Elle devient, à cette époque,
sujet d'expérimentation et de modélisation.
"L'eau rêvée dans
sa substance"
Très liée à la notion du temps, la vague
évoque tout à la fois le temps infini du monde
et le temps très fugitif, indécomposable par
l'œil humain, de la houle qui se forme, se creuse et se
déverse. Elle est une matière indéfinissable,
entre eau, sable et air. Elle est onde "C'est ainsi que l'eau
se fait l'onde. La vague est sa liberté." Dans cette
joute déclarée avec l'océan, les peintres
auront en premier lieu à donner corps à cet élément.
Mais c'est d'abord "en se tenant à la surface irisée
que nous comprendrons le prix de la profondeur [...] que nous
serons sûrs d'atteindre l'élément, l'eau
substantielle, l'eau rêvée dans sa substance."
C'est "avec la matière "tracassée",
avec la matière mystérieusement vivante" que
Courbet, lui, le réaliste, affronte l'élément
liquide. Champfleury a parlé de paysages "à couper
au couteau", plus tard Cézanne comparera "un pouce de
matière" de Courbet à un "torrent du monde". |
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Très proche de Courbet
qu'il devance de quelques mois à Étretat, Monet
affirme une vision et une technique très différentes
de celles de son ami. Il s'attache à une observation
réaliste des choses et se montre sensible à la
vie moderne. Dans les années 1860, ses marines vigoureuses
à la touche fluide, dans une palette restreinte et assourdie
(un camaïeu de gris cernés de noirs dans Grosse
mer à Étretat ; une combinaison de verts
et de noirs dans La Vague verte) et dans un style synthétique,
révèlent l'influence de Manet et de la gravure
japonaise. La mer redevient un sujet central dans l'œuvre
de Monet dans les années 1880. Il séjourne aux
Petites Dalles, à Fécamp, Étretat, et
exécute de nombreuses marines parmi lesquelles toute
une série de Mer agitée. Monet, au pied
de la falaise et au ras de la vague, se place face à
la mer. Les rouleaux d'écume et le ciel se partagent
l'espace de la toile. L'énergie des premiers tableaux
demeure mais elle est maintenant soutenue par la vigueur des
couleurs et de leurs combinaisons. Dans des dominantes claires
- bleu, vert, mauve rosé rehaussé de blanc, traités
en petites touches rapides, répétées et
"en virgule" -, les rouleaux de vagues se superposent comme
les lignes d'une partition de musique. Ce n'est plus l'ample
mouvement de La Vague verte, mais la rapidité
de la succession des petits rouleaux sans fin qui retient ici
Monet. Aucune autre Mer ne répond mieux au vers de Victor
Hugo : "Quand la mer veut, elle est gaie." Quelques années
plus tard, à Belle-Île, la Côte sauvage
impose à l'artiste une vision plus lointaine et en hauteur
de la mer. Dans l'arise de Port-Goulphar, il observe la tempête
de cet automne 1886 et la violence des lames sur les écueils
(Tempête, côtes de Belle-Île). L'artiste,
dans le déchaînement des éléments,
excelle alors à restituer les tons glauques de l'océan
et cette atmosphère saturée d'embruns.
Renoir, lui, a peint peu de marines, une vingtaine. Parmi elles,
deux Vagues (Marine, 1879 et La Vague, 1882)
sont particulièrement redevables aux "paysages de mer"
de Courbet, que le peintre n'a pu manquer de voir au Salon
de 1870 où il expose également. Avec sa ligne
d'horizon qui frôle le bord supérieur du tableau,
La Vague (1882) envahit presque entièrement le
champ visuel dans un éclat de couleurs énergiquement
brossées. Le flamboiement jaune-rouge "tracassé"
de blanc dénie tout souci de réalisme à
cette lame. Et pourtant, Renoir, avec cette équivalence
plastique, rend de manière magistrale ce fracas d'écume
et la vitesse de son mouvement. La rapidité d'exécution
confère à cet instantané sa force et sa
vraisemblance. L'instant et
l'éternité
Saisir l'insaisissable, arrêter le mouvement sans cesse
renouvelé, tout en disant la sereine permanence : le
défi peut sembler immense et contradictoire. Si Faust
arrête du regard la mer tumultueuse, si à son
image "l'homme conscient de sa force surhumaine se hausse jusqu'au
rôle d'un Neptune dominateur", si les progrès
techniques permettent désormais à la photographie
de capter l'instantané, les artistes semblent chercher
à dépasser la prouesse pour exprimer, plus fondamentalement,
l'instant et l'éternité. Comme Hokusai et Hiroshige,
qu'ils découvrent à cette époque, certains
trouveront dans la série le moyen nouveau d'appréhender
un sujet aussi mouvant. Henri Rivière, dans sa série
des Vagues, essaie de dresser, non une typologie mais un portrait,
en sept images, de la vague sur la côte bretonne : "petite
vague montante", "vague roulant sur le sable, mer descendante",
"vague frappant les rochers et retombant en arceau" (ou en
"cascade"). Monet, en Normandie comme en Bretagne, peint des
séries entières, variations et modulations sur
un même site. Si Courbet a pu peindre parfois à
la demande, tant le succès de ses "paysages de mer"
était grand auprès des amateurs, il a, le premier,
exploré toutes les possibilités de la déclinaison
d'un même sujet pour mieux en exprimer la mouvance et
la permanence. "LA SURFACE
IRISÉE"
Si la matérialité de cette "eau violente" constitue
un enjeu important pour certains artistes, d'autres, le plus
souvent sous l'influence de la gravure japonaise, abordent
le sujet avec une couleur fluide et légère, une
palette claire et vive et une simplification d'où émergeront
bientôt la ligne courbe, l'onde, le pli ("La mer [...]
exacte, vient plisser aux plages tous les jours/la draperie
égale et calme des marée").
Georges Lacombe et Maurice Denis illustrent chacun à
sa manière les voies dans lesquelles s'engagent les
nabis, à la suite de Gauguin et des Japonais. Sujet
presque fantastique chez Lacombe, traitée en coloris
vifs (Marine bleue, Vague violette, Mer jaune) et en
formes synthétiques, la mer peut devenir motif purement
décoratif chez Maurice Denis, qui la déclinera
en projets de papier peint ou de vitrail. Mais la contemplation
de la mer, intimement liée à celle de la lumière
et de l'espace, conduit d'autres artistes, les post-impressionnistes
en particulier, à demeurer "à la surface irisée"
de l'eau (Toorop, Luce). Ils préféreront alors
une mer apaisée où la vague, ayant perdu sa singularité,
sa puissance et sa véhémence, se changera en
lame longue et molle qu'ils peindront comme une douce ondulation.
Poussée à son extrême, cette contemplation
absolue de l'eau et de la lumière aboutit aux "prodigieuses
magies de l'air et de l'eau" d'Eugène Boudin. Lui qui
s'est abîmé toute sa vie dans cette contemplation
du ciel et de la mer, s'aveuglera dans ses dernières
études de ciel au couchant, où mer et ciel se
perdent l'un en l'autre, s'unissent et s'embrasent. "[...]
C'est la mer allée / avec le soleil."
Au terme de ce face-à-face, et quelles que soient les
formes que celui-ci a pu engendrer, ces artistes plongés
"dans cet immense rêve de l'océan" seront devenus
"peu à peu somnambules de la mer". Et chacun aura pu
dire, à l'instar de Victor Hugo :
"C'est de cette éternelle contemplation
que je m'éveille de temps à temps [...], ma pensée
flotte et va et vient, comme dénouée par cette
gigantesque oscillation de l'infini. |
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