Typhon
Joseph Conrad
  Les extravagantes embardées du Nan-Shan témoignaient de sa lamentable impuissance. Il tanguait, il piquait du nez dans le vide et semblait, à chaque plongée, rencontrer quelque mur où cogner. Le roulis le couchait sur le flanc, et pour reprendre son aplomb, c'était un soubresaut si éprouvant que Jukes le sentait chanceler comme chancelle un homme qu'un coup de massue vient d'estourbir. La tempête geignait, piaulait, se démenait, gigantesque dans les ténèbres, comme si le monde entier n'eût été qu'un égout noir. Oui, parfois, le souffle agissait contre le navire avec une force de propulsion telle qu'on eût cru l'aspiration par un piston dans un corps de pompe, et le navire durant quelques instants semblait alors soulevé tout entier hors de l'eau, maintenu en l'air par la volonté pneumatique, avec seulement un grand frisson le parcourant d'un bord à l'autre. Puis il retombait et cabriolait de nouveau dans cette cuve effervescente. Jukes cependant fit effort pour ressaisir ses esprits et juger les choses froidement.
La mer, où s'étalait jusqu'à l'aplatir parfois la rafale, se resoulevait ensuite, submergeant les deux extrémités à la fois du Nan-Shan sous une neigeuse ruée d'écume qui se prolongeait dans la nuit loin par-delà les deux lisses. Et sur cette nappe éblouissante étalée qui, sous les nuages obscurs, déployait un bleuâtre éclat, le regard désolé du capitaine MacWhirr parvenait à discerner un petit nombre de tâches noir d'ébène : le dessus d'une écoutille, les capots bloqués, des têtes de treuils couverts, un pied de mât ; c'est tout ce qu'il pouvait voir de son bateau. Le château-milieu, dominé par la passerelle qui portait le capitaine ainsi que son second et que l'homme de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d'être balayé pardessus bord en paquet avec tout le reste - le château - milieu était pareil à quelque roche de demi-marée comme on en voit au bord des côtes. Pareil à une roche, au large, assiégée, circonvenue, battue, vaincue par le flux - à une roche dans le ressac, à laquelle se cramponnent encore les désespérés naufragés, qu'un restant de vie abandonne, - mais la superstructure, elle, s'enfonçait, remontait, roulait sans cesse, sans trêve ni repos, roche flottante, roche-épave, qu'un miracle aurait arrachée et balancerait sur la mer.
Le Nan-Shan était pillé par la tempête, mis à sac avec une aveugle furie : voiles de cape arrachées de leurs jarretières, tendelets et cagnards emportés, passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses tordues, écrans de feux de route broyés... De plus, deux des canots avaient déjà disparu ; ils étaient partis, sans qu'on les voie ou les entende, fondus, eût-on pu dire, dans l'exigence du tourbillon. Ce ne fut que plus tard, dans l'éclairement blafard d'une autre grande lame escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision des deux paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de la dense obscurité ; après eux pendait un bout de filin rompu flottant au vent et un débris de chaîne au bout d'une poulie de métal qui bringuebalait à l'aventure ; grâce à quoi Jukes comprit ce qui venait de se passer à moins de trois mètres de lui.
Joseph Conrad, Typhon, 1903, trad. André Gide