La vie tranquille
Marguerite Duras
  Un soir, j'ai été près de la mer. J'ai voulu qu'elle me touche de son écume. Je me suis étendue à quelques pas. Elle n'est pas arrivée tout de suite. C'était l'heure de la marée. Tout d'abord, elle n'a pas pris garde à ce qui se tenait couché là, sur la plage. Puis je l'ai vue, ingénument, s'en étonner, jusqu'à me renifler. Enfin, elle a glissé son doigt froid entre mes cheveux.
Je suis entrée dans la mer jusqu'à l'endroit où la vague éclate. Il fallait traverser ce mur courbé comme une mâchoire lisse, un palais que laisse voir une gueule en train de happer, pas encore refermée. La vague a une taille à peine plus haute que celle d'un homme. Mais celle-ci ne se départage pas ; il faut se battre avec cette taille qui se bat sans tête et sans doigts. Elle va vous prendre par-dessous et vous traîner par le fond à trente kilomètres de là, vous retourner et vous avaler. Le moment où l'on traverse : on surgit dans une peur nue, l'univers de la peur. La crête de la vague vous gifle, les yeux sont deux trous brûlants, les pieds et les mains sont fondus dans l'eau, impossible de les soulever, ils sont liés à l'eau avec des nœuds, perdus, et pourtant voulant se retrouver comme ceux de l'innocence même (eux qui vous ont servi à faire vos pas, vos fuites, vos larcins, ils crient : je n'ai rien fait, je n'ai rien fait...). Il fait très noir, on ne voit plus rien que du calme dans des lueurs. On est les yeux dans les yeux pour la première fois avec la mer. On sait avec les yeux d'un seul regard. Elle vous veut tout de suite, rugissante de désir. Elle est votre mort à vous, votre vieille gardienne. C'est donc elle qui depuis votre naissance vous suit, vous épie, dort sournoisement à vos côtés et qui maintenant se montre avec cette impudeur, avec ces hurlements ?
Il faut avancer avec la dernière force, celle qui vous reste une fois que la respiration elle-même vous a fuie ; avec une force de pensée.
Après la vague c'est calme, c'est là où la mer paraît ignorer encore qu'elle s'arrête. Face au ciel, on retrouve l'air, son poids. On est bête paisible aux poumons respirants, aux yeux glissants qui lissent le ciel d'un horizon à l'autre sans même le regarder. Trente mètres d'eau vous séparent de tout : d'hier et de demain, des autres et de ce soi-même qu'on va retrouver dans la chambre tout à l'heure. On est seulement bête vivante aux poumons respirants. Peu à peu ça qui pense se mouille, s'imbibe d'opaque, d'un opaque toujours plus mouillé, plus calme et plus dansant. On est eau de la mer.
Mais très vite, et subitement, la pensée. Elle revient, étouffe de peur, cogne à la tête, devenue tellement grande (tellement grande que la mer y aurait tenu) ; elle a peur tout d'un coup de se trouver dans un crâne mort. Alors on bouge ses pieds et ses mains de nouveau amis. On glisse intelligemment avec la mer jusqu'à être versée sur la plage.
Lorsque je rentre à l'hôtel, je la regarde de ma fenêtre, elle, la mer, elle, la mort. C'est elle, alors, qui est en cage. Je lui souris. J'étais une petite fille. Depuis tout à l'heure, je suis devenue grande.
Marguerite Duras, La vie tranquille, 1944