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Pour croire à la pieuvre, il faut l'avoir
vue.
Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire.
À de certains moments, on serait tenté de le penser, l'insaisissable
qui flotte en nos songes rencontre dans le possible des aimants auxquels
ses linéaments se prennent, et de ces obscures fixations du rêve
il sort des êtres. L'inconnu dispose du prodige, et il s'en sert
pour composer le monstre. Orphée, Homère et Hésiode
n'ont pu faire que la Chimère ; Dieu a fait la pieuvre.
Quand Dieu veut, il excelle dans l'exécrable.
Le pourquoi de cette volonté est l'effroi du penseur religieux.
Tous les idéals étant admis, si l'épouvante est un
but, la pieuvre est un chef-d'œuvre.
La baleine a l'énormité, la pieuvre est petite ; l'hippopotame
a une cuirasse, la pieuvre est nue ; la jararaca a un sifflement, la
pieuvre est muette ; le rhinocéros a une corne, la pieuvre n'a
pas de corne ; le scorpion a un dard, la pieuvre n'a pas de dard ; le
buthus a des pinces, la pieuvre n'a pas de pinces ; l'alouate a une queue
prenante, la pieuvre n'a pas de queue ; le requin a des nageoires tranchantes,
la pieuvre n'a pas de nageoires ; le vespertilio vampire a des ailes
onglées, la pieuvre n'a pas d'ailes ; le hérisson a des
épines, la pieuvre n'a pas d'épines ; l'espadon a un glaive,
la pieuvre n'a pas de glaive ; la torpille a une foudre, la pieuvre n'a
pas d'effluve ; le crapaud a un virus, la pieuvre n'a pas de virus ;
la
vipère a un venin, la pieuvre n'a pas de venin ; le lion a des
griffes, la pieuvre n'a pas de griffes ; le gypaète a un bec,
la pieuvre n'a pas de bec ; le crocodile a une gueule, la pieuvre n'a
pas de dents.
La pieuvre n'a pas de masse musculaire, pas de cri menaçant, pas
de cuirasse, pas de corne, pas de dard, pas de pince, pas de queue prenante
ou contondante, pas d'ailerons tranchants, pas d'ailerons onglés,
pas d'épines, pas d'épée, pas de décharge
électrique, pas de virus, pas de venin, pas de griffes, pas de
bec, pas de dents. La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement
armée.
Qu'est-ce donc que la pieuvre ? C'est la ventouse.
Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale
et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de roches non visités,
dans les caves inconnues où abondent les végétations,
les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de
l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par
la beauté du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites
cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui,
on sort terrifié.
Voici ce que c'est que cette rencontre, toujours possible dans les roches
du large.
Une forme grisâtre oscille dans l'eau ; c'est gros comme le bras
et long d'une demi-aune environ ; c'est
un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé
qui n'aurait pas de manche. Cette loque avance vers vous peu à
peu. Soudain, elle s'ouvre, huit rayons s'écartent brusquement
autour d'une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement
dans leur ondoiement ; c'est une sorte de roue ; déployée,
elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement
effroyable. Cela se jette sur vous.
L'hydre harponne l'homme.
Cette bête s'applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de
ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle
est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière
; on dirait une bête faite de cendre qui habite l'eau. Elle est
arachnide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée,
elle devient violette. Chose épouvantable, c'est mou.
Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse.
Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c'est de la maladie
arrangée en monstruosité.
Elle est inarrachable. Elle adhère étroitement à
sa proie. Comment ? Par le vide. Les huit antennes, larges à l'origine,
vont s'effilant et s'achèvent en aiguilles. Sous chacune d'elles
s'allongent parallèlement deux rangées de pustules décroissantes,
les grosses près de la tête, les petites à la pointe.
Chaque rangée est de vingt-cinq ; il y a cinquante pustules par
antenne, et toute la bête en a quatre cents. Ces pustules sont
des ventouses.
Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, livides.
Sur la grande espèce, elles vont diminuant du diamètre
d'une pièce de cinq francs à la grosseur d'une lentille.
Ces tronçons de tubes sortent de l'animal et y rentrent. Ils peuvent
s'enfoncer dans la proie de plus d'un pouce. Cet appareil de succion
a toute la délicatesse d'un clavier. Il se dresse, puis se dérobe.
Il obéit à la moindre intention de l'animal. Les sensibilités
les plus exquises n'égalent pas la contractilité de ces
ventouses, toujours proportionnée aux mouvements intérieurs
de la bête et aux incidents extérieurs. Ce dragon est une
sensitive.
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