Les travailleurs de la mer
Victor Hugo
  Quand la mer veut, elle est gaie. Aucune joie n'a l'apparence radieuse de la mer. L'océan est un épanouissement. Rien ne lui fait ombre, que le nuage, et cette ombre, d'un souffle il la chasse, A ne voir que la surface, l'océan c'est là liberté; c'est aussi l'égalité. Sur ce niveau tous les rayonnements sont à l'aise. L'hilarité grandiose du ciel clair s'y étale. La mer tranquille, c'est. une fête. Pas d'appel de sirène qui soit plus doux et plus charmant. Pas de marin qui ne soit tenté de partir. Rien n'égale cette sérénité, et toute l'immensité n'est qu'une caresse, et le flot soupire, et le récif chante, et l'algue baise le rocher, et les gabiers, les mouettes et les pintails volent, et les molles prairies de mer ondulent de lame en lame, et sous les nids d'alcyons l'eau semble une nourrice, la vague semble une berceuse, pendant que le soleil couvre d'une éclatante épaisseur de lumière ces formidables hypocrisies du gouffre.

Les apparences marines sont fugaces à tel point que, pour qui l'observe longtemps, l'aspect de la mer devient purement métaphysique ; cette brutalité dégénère en abstraction. C'est une quantité qui se décompose et se recompose. Cette quantité est dilatable ; l'infini y tient. Le calcul est, comme la mer, un ondoiement sans arrêt possible. La vague est vaine comme le chiffre. Elle a besoin, elle aussi, d'un coefficient inerte. Elle vaut par l'écueil comme le chiffre par le zéro. Les flots ont comme les chiffres une transparence qui laisse apercevoir sous eux des profondeurs. Ils se dérobent, s'effacent, se reconstruisent, n'existent point par eux-mêmes, attendent qu'on se serve d'eux, se multiplient à perte de vue dans l'obscurité, sont toujours là. Rien, comme la vue de l'eau, ne donne la vision des nombres.
Sur cette rêverie plane l'ouragan.
On est réveillé de l'abstraction par la tempête.

Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866