Voyage en Orient
Alphonse de Lamartine

  15 juillet 1832, en pleine mer, 8 heures du soir.

Nous avons vu s'abaisser les dernières cimes des montagnes grises des côtes de France et d'Italie, puis la ligne bleue, sombre, de la mer à l'horizon a tout submergé ; l’œil, à ce moment où l'horizon connu s'évanouit, parcourt l'espace et le vide flottant qui l'entoure, comme un infortuné qui a perdu successivement tous les objets de ses affections, de ses habitudes, et qui cherche en vain où reposer son cœur.
Le ciel devient la grande et unique scène de contemplation ; puis le regard retombe sur ce point imperceptible noyé dans l'espace, sur cet étroit navire devenu l'univers entier pour ceux qu'il emporte.
Le maître d'équipage est à la barre : sa figure mâle et impassible, son regard ferme et vigilant, fixé tantôt sur l'habitacle pour y chercher l'aiguille, tantôt sur la proue pour y découvrir, à travers les cordages du mât de misaine, sa route à travers les lames ; son bras droit posé sur la barre, et d'un mouvement imprimant sa volonté a l'immense masse du vaisseau ; tout montre en lui la gravité de son œuvre, le destin du navire, la vie de trente personnes roulant en ce moment dans son large front et pesant dans sa main robuste.
A l'avant du pont, les matelots sont par groupes, assis, debout, couchés sur les planches de sapin luisant, ou sur les câbles roulés en vastes spirales ; les uns raccommodant les vieilles voiles avec de grosses aiguilles de fer, comme de jeunes filles brodant le voile de leurs noces ou le rideau de leur lit virginal ; les autres se penchant sur les balustrades, regardant sans les voir les vagues écumantes comme nous regardons les pavés d'une route cent fois battue, et jetant au vent avec indifférence les bouffées de fumée de leurs pipes de terre rouge. Ceux-ci donnent à boire aux poules dans leurs longues auges ; ceux-là tiennent à la main une poignée de foin, et font brouter la chèvre dont ils tiennent les cornes de l'autre main ; ceux-là jouent avec deux beaux moutons qui sont juchés entre les deux mâts dans la haute chaloupe suspendue ; ces pauvres animaux élèvent leur tête inquiète au-dessus des bordages, et ne voyant que la plaine ondoyante blanchie d'écume, ils bêlent après le rocher et la mousse aride de leurs montagnes.
A l'extrémité du navire, l'horizon de ce monde flottant, c'est la proue aiguë précédée de son mât de beaupré incliné sur la mer ; ce mât se dresse à l'avant du vaisseau comme le dard d'un monstre marin. Les ondulations de la mer, presque insensibles au centre de gravité au milieu du pont, font décrire à la proue des oscillations lentes et gigantesques. Tantôt elle semble diriger la route du vaisseau vers quelque étoile du firmament, tantôt le plonger dans quelque vallée profonde de l'Océan ; car la mer semble monter et descendre sans cesse quand on est à l'extrémité d'un vaisseau qui, par sa masse et sa longueur, multiplie l'effet de ces vagues ondulées.

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 1835