Moby Dick
Herman Melville

« Mais, espèce de singe, disait un harponneur à un de ces gars, voici bientôt trois ans que nous bourlinguons et tu n'as pas encore levé une seule baleine. Les baleines sont aussi rares que les dents d'une poule quand tu es là-haut ! » C'était peut-être vrai ; peut-être aussi que des bancs étaient apparus au fond de l'horizon, mais ce gars distrait ne les avait pas vus. Bercé, dans un état de rêverie inconsciente, indifférent à tout, il avait perdu son identité dans la cadence des vagues opiacées et de ses pensées. Il prenait l'océan mystique à ses pieds pour l'image bleue de l'âme profonde de l'univers, humanité et nature mêlées. Et chaque fois qu'il apercevait furtivement une belle forme étrange glissant sous la mer, ou qu'il entrevoyait un fanon coupant la vague, il croyait que c'était la matérialisation des pensées qui volaient à travers son âme. Dans cet état d'enchantement l'esprit se retire dans le grand tout, se dissout dans le temps et l'espace comme les cendres éparpillées du panthéiste Cranmer, faisant finalement partie de tous les rivages de ce globe rond.
Il n'y a nulle vie en vous sauf ce mouvement de balance que donne le bateau roulant doucement, qu'il prend à la mer et que la mer prend au flux insondable de Dieu. Mais dans cet état de sommeil, de rêve, bougez d'un pouce votre main ou votre pied, lâchez prise un tant soit peu et, avec épouvante, votre identité vous revient. Vous planez au-dessus des tourbillons des cartésiens. Et peut-être qu'à midi, quand le temps est très beau, avec un cri étouffé vous tomberez à travers cet air transparent dans la mer estivale pour ne jamais plus revenir à la surface. Retenez bien ceci, ô panthéistes !
Herman Melville, Moby Dick, 1851,
trad. Jean Giono, Lucien Jacques et Joan Smith