La mer cruelle
Nicholas Monsarrat

  Quand ils reprirent la mer, ils essuyèrent une tempête d'une violence telle que, lorsque le cinquième jour se leva sur la lutte fantastique que soutenait le Saltash contre les flots déchaînés pour arriver seulement jusqu'au sud de l'Islande, Ericson se dit que c'était le pire temps de toute la guerre, le pire du monde entier. La mer était devenue comme un champ de bataille rugissant, où l'ouragan chassait et soulevait les navires comme des bouts de papier. Le convoi n'avait plus la forme d'un convoi ; un bateau était à peine un bateau dans cette immensité hurlante. Ce tumultueux coup de vent du sud, croissant en furie de jour en jour, semblait animé d'une méchanceté à laquelle on ne pouvait échapper ; chaque navire était comme un fugitif désespéré, condamné à être lynché par une foule dont les mouvements avaient passé d'une mauvaise humeur maladroite à une rage aveugle. De gigantesques vagues se précipitaient en grondant sur les pygmées qui devaient être leurs proies ; parfois la surface tout entière de là mer se soulevait d'un coup, et le navire qui se trouvait sur le chemin son assaut tremblait et chancelait tandis que des tonnes d'eau verte s'écroulaient sur son pont et dévalaient en torrent sur toute sa longueur. Les embarcations étaient fracassées, les cheminées bosselées, les passerelles et les roufs écrasés; des hommes disparaissaient par-dessus bord sans une trace, sans un cri, balayés de la vie comme des images effacées d'un tableau noir par un impérieux coup d'éponge. Même quand les vagues retenaient un moment leurs coups, le vent, qui hurlait et s'acharnait dans le gréement, serrait de peur chaque cœur ; car s'il était capable d'arracher de matériel du pont, les hommes ne pourraient résister à sa force terrible. Pour l'équipage du Saltash, il n'y avait plus de convoi et plus d'autres vaisseaux que le leur ; ils étaient depuis tant de jours et tant de nuits effroyables la proie des éléments qu'ils pouvaient être vaincus par leur seule brutalité. Le Saltash avait déjà affronté bien des tempêtes et avait eu souvent de la force de reste pour venir en aide à d'autres navires en difficulté, mais à présent uniquement occupé de lui-même, il peinait pour rester à flot, accomplissant heure après heure et jour après jour, les manœuvres désespérées d'un bateau qui refusait, sous la contrainte la plus violente, de se laisser engloutir. Pendant tout ce temps, un plaisantin ne cessait de chanter dans le haut-parleur une berceuse censée calmer le navire et la mer.
Nicholas Monsarrat, La mer cruelle, trad. Hélène Claireau,
Editions Phébus, 2004