Auguste fulminant
Alain Nadaud

  […] car, tu le sais, je n'aime pas la mer... Tout ce mouvement inutile, cette masse liquide jamais en repos, animée d'une intrépidité querelleuse, experte en rebuffades ; cette instabilité faite loi, bornée par un horizon à la monotonie assommante : l'empire même de la folie ! Et cette façon insidieuse qu'elle a de se creuser sous le poids de celui qui cherche a y poser le pied. Pareilles dérobades ont de quoi rendre méfiant. Non que j'en aie peur, mais je ne puis m'empêcher de rester sur mes gardes, craignant le coup en traître. A l'usage, je la trouve sournoise, comme ces chiennes qui, l’œil torve et l'air soumis, te suivent en trottinant, mais n'attendent que le moment où ta sandale butera contre une pierre pour te sauter à la gorge. Tant que tu restes sur la grève, à bonne distance, elle te léchera les pieds, se fera scintillante et câline ; mais commets l'imprudence de lui confier ta vie, aussitôt elle se creuse et cherche à te happer. J'en frissonne, rien que d'ignorer, en ses profondeurs opaques, quels dieux invisibles l'habitent, et quels monstres marins, prompts a surgir des abysses. Froide et salée, altière en son propre vacarme, elle peut, d'une simple gifle d'écume, te tremper jusqu'aux os ; ou, comme lorsqu'elle emporta le pauvre Palinure, par inadvertance t'arracher au plat-bord de la poupe ! Ah ! tomber au milieu des tourbillons du flot et apercevoir au loin le vaisseau sous le vent, qui prend la fuite ! Rien que l'idée de nager des heures me serre la gorge… Mort horrible de celui qui n'a d'autre espoir que de continuer à battre des jambes pour ne pas être englouti. Il sait bien pourtant que, lorsqu'il sera arrivé à bout de forces, cet élément liquide, il lui faudra l'aspirer. Alors, des bouillons d'eau salée s'engouffreront en ses poumons et le feront suffoquer ; il aura beau revenir à la surface, ce sera en pure perte, pour respirer une dernière fois, en ingurgiter à nouveau une large coupe, tousser, se débattre, crier, boire encore, s'enfoncer...
Alain Nadaud, Auguste fulminant, Editions Grasset, 1998