Les Métamorphoses
Ovide

  Ils étaient sortis du port et la brise agitait les cordages.
L'équipage ramène contre le flanc du navire les rames pendantes
Et fixe les vergues au sommet du mât sur lequel on déploie
Toutes les voiles afin de recevoir les vents qui se lèvent.
Le bateau avait accompli tout au plus la moitié de sa route
À travers les flots et la terre était, de part et d'autre, éloignée
Quand la mer, à la tombée de la nuit, devint houleuse, blanchissante
Et l'Eurus se mit brusquement à souffler avec plus de violence.
"Ramenez vite les vergues ! crie le capitaine.
Carguez toutes les voiles !" Tels sont ses ordres,
Mais la bourrasque qui vient de face les rend inexécutables
Car le fracas des vagues empêche quiconque d'entendre sa voix.
D'autres de calfater les bordages, d'autres de protéger les voiles du vents ;
L'un écope et renvoie l'eau à la mer, l'autre descend les antennes.
Tandis qu'ils s'affairent de manière désordonnée,
La tempête s'intensifie, de toutes parts les vents se livrent
Une guerre féroce et bouleversent les flots indignés.
Même le capitaine, saisi d'effroi, avoue ne plus savoir
Quelle est la position du navire, ce qu'il doit ordonner, ce qu'il veut,
Si périlleuse est la situation, si impuissantes les ressources de son art.
On entend en effet les cris des hommes, le grincement des cordages,
Le choc brutal des vagues contre les vagues, le tonnerre dans le ciel.
Des lames soulèvent la mer qui semble de confondre
Avec le ciel, toucher les nuages qui le couvrent jusqu'à les éclabousser
Et tantôt, faisant remonter de ses fonds le sable doré,
Elle en prend la couleur, tantôt elle est plus noire que l'eau du Styx ;
Elle se calme par moments, et une cascade d'écume la blanchit.
Le navire de Trachine subit les mêmes vicissitudes
Et, parfois à la crête des flots, il semble, comme du haut d'un mont,
Abaisser ses regards vers les vallées et les profondeurs de l'Achéron,
Parfois au creux d'une vague, entouré d'eau de toutes parts,
Il a l'air de lever les yeux du gouffre des enfers vers les hauteurs du ciel.
Ses flancs, battus par les vagues, émettent souvent d'énormes craquements
Et, secoué, il retentit aussi fort que lorsqu'un bélier de fer
Ou une baliste ébranle et enfonce les portes dans l'attaque
Et s'élancent contre les armes, les traits tendus vers eux,
Ainsi l'eau, lorsqu'elle est à la merci des vents qui se sont levés,
Se jette sur les agrès du navire et les dépasse de beaucoup.
Déjà, les chevilles cèdent ; sans protection de cire,
Des fissures s'ouvrent et offrent un passage aux eaux meurtrières.
Voici que les nuages crèvent et que s'abattent des pluies torrentielles :
On croirait que le ciel tout entier descend sur les flots
Et que la mer démontée s'élève vers les régions célestes.
Les voiles ruissellent sous l'orage, et les eaux marines
Se mêlent à celles des cieux ; dans un firmament sans étoiles,
Pèse une nuit de profondes ténèbres et de déluge.
Seuls des éclairs scintillants la déchirent et apportent
De la lumière ; l'eau est embrasée par les feux de la foudre.
Le flots envahit bientôt la coque du navire
Et, de même qu'un soldat, plus hardi que tous les autres,
Escalade à plusieurs reprises les remparts d'une ville assiégée
Avant de réussir enfin et, galvanisé par son désir de gloire,
Entre mille hommes est le seul à s'emparer du mur,
Ainsi, après que les vagues eurent neuf fois battu les flancs abrupts,
Surgit et s'abattit une dixième dont la poussée était plus colossale encore,
Qui n'interrompit ses assauts contre la carène endommagée
Qu'après avoir pris possession du vaisseau – des ses remparts, pour ainsi dire.
Une partie des eaux tentait encore d'entrer dans le bateau,
L'autre était à l'intérieur ; tous se démènent aussi activement
Que le fait une ville quand ses murs sont à la fois
Attaqués du dehors et occupés du dedans.
Le savoir-faire fait défaut, le courage s'épuise et, dans l'afflux des vagues,
Ils voient toujours la mort se précipiter et fondre sur eux.
L'un ne retient pas ses larmes, l'autre est paralysé, le troisième dit :
"Bienheureux ceux qu'attendent des funérailles" ; celui-ci fait des vœux
À l'adresse des puissances divines et, les bras levés en vain vers le ciel
Invisible, appelle au secours ; celui-là pense à son frère ou son père,
Un autre à ses enfants, à sa maison, à tout ce qu'il a quitté.
Ovide (Ie s. av. J.C - Ie s. ap. J.C), Les Métamorphoses,
trad. Danièle Robert