La tour d’amour
Rachilde

  Il fait de pâles brouillards, les lunes sont plus claires, et, de la mer, monte une odeur plus violente, une odeur sauvage que j’ai fini par démêler comme un chien sent l’approche du maître. C’est le rut de l’océan, la grande marée meneuse de tempête. On ne peut pas dire qu’il fait chaud, parce que l’air est toujours cinglant, le vent hurleur, et les vagues bondissent à vous recouvrir d’une pluie salée, à vous transir jusqu’aux os quand on s’égare le long de l’esplanade, mais il fait trouble. L’eau bouillonne comme dans une chaudière, l’écume fuse par grands jets blancs, mousseux. On dirait des bouquets de marguerites.
Le phare tressaille, vibre, semble déraper, d’abord tout doucement, selon que l’on regarde l’esplanade, ou très vite, selon que l’on regarde là-bas le dos de la Baleine*. Ce récif noirâtre l’attire comme un aimant attire une grande aiguille de fer.
Et la valse éternelle s’accélère ; plus les vagues sautent, plus le phare tourne.

[…]

On sortit sur l’esplanade, tenant un bout du filin passé à l’intérieur de la salle dans un solide anneau.
Malgré la précaution, on fut presque culbuté l’un sur l’autre. La mer délirante bavait, crachait, se roulait devant le phare, en se montrant toute nue jusqu’aux entrailles.
La gueuse s’enflait d’abord comme un ventre, puis se creusait, s’aplatissait, s’ouvrait, écartant ses cuisses vertes ; et, à la lueur de la lanterne, on apercevait des choses qui donnaient l’envie de détourner les yeux. Mais elle recommençait, s’échevelant, toute en convulsion d’amour ou de folie. Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient. On demeurait en famille, n’est-ce pas ?
Des clameurs pitoyables s’entendaient du côté de la Baleine, plaintes qu’on aurait dites humaines et qui, pourtant, ne contenaient que du vent. Ce n’était pas encore l’heure de mourir.
L’horizon demeurait noir, d’un noir intense de bitume fondu. Les nuages couraient se déchirer à la pointe du phare, et on devinait qu’ils coifferaient bientôt la lumière de leur satané capuchon de velours.
Ce serait le moment pénible pour nous, car les pauvres navires filent de ce temps-là, sans s’occuper des éclipses prédites.
Il nous arrivait des montagnes d’eau du bout de la Baleine, des vagues s’irritant, se cabrant sur le rocher, l’escaladaient, prenaient des proportions géantes et se couronnaient des flammes blanches de leur écume qui, les nuits d’orage, semblent éclairer.
Une jolie clarté, ma foi, celle du drap jeté sur le défunt quand il est entre ses quatre cierges.
Nous avions toutes les difficultés du monde à nous tenir debout.

* nom d’une embarcation.

Rachilde, La tour d’amour, 1901