Les îles de François Rabelais

    Ruach, l'île des vents

Deux iours après arrivasmes en l'isle de Ruach, & vous iure par l'estoille Poussinière, que ie trouvay l'estat & la vie du peuple estrange plus que ie ne diz. Ilz ne vivent que de vent. Rien ne beuvent, rien ne mangent, si non vent. Ilz n'ont maisons que de gyrouettes. En leurs iardins ne sèment que les troys espèces de Anemone. La Rue & aultres herbes carminatives ilz en escurent soingneusement. Le peuple commun pour soy alimenter use de esventoirs de plumes, de papier, de toille, scelon leur faculté, & puissance. Les riches vivent de moulins à vent. Quand ilz font quelque festin ou banquet, on dresse les tables soubs un ou deux moulins à vent. Là repaissent aises comme à nopces. Et durant leur repas disputent de la bonté, excellence, salubrité, rarité des vens, comme vous Beuveurs par les banquetz philosofez en matière de vins. L'un loue le Siroch, l'aultre le Besch, l'aultre le Guarbin, l'aultre la Bize, l'aultre Zephyre, l'aultre Gualerne. Ainsi des aultres. L'aultre le vent de la chemise pour les muguetz & amoureux. Pour les malades ilz usent de vent couliz comme de couliz on nourrist les malades de nostre pays.
[…]
Ie y veiz un home de bonne apparence bien resemblant à la Ventrose, amerement courroussé contre un sien gros grand varlet, & un petit paige, & les battoit en Diable à grands coups de brodequin. Ignorant la cause du courroux pensois que feust par le conseil des medicins, comme chose salubre au maistre soy courrousser & battre: aux varletz, estre battuz. Mais ie ouyz qu'il reprochoit aux varletz luy avoir esté robbé à demy une oyre de vent Guarbin, laquelle il guardoit cherement comme viande rare pour l'arrière saison. Ilz ne fiantent, ilz ne pissent, ilz ne crachent en ceste isle. En recompense ilz vesnent, ilz pèdent, ilz rottent copieusement. Ilz patissent toutes sortes & toutes espèces de maladies. Aussi toute maladie naist & procède de ventosité, comme deduyt Hippocrates lib. de Flatibus. Mais la plus epidemiale est la cholicque venteuse. Pour y remedier usent de ventoses amples, & y rendent fortes ventositez. Ilz meurent tous Hydropicques tympanites. Et meurent les homes en pedent, les femmes en vesnent. Ainsi leur sort l'ame par le cul.
Depuys nous pourmenans par l'isle rencontrasmes troys gros esventez les quelz alloient à l'esbat veoir les pluviers, qui la sont en abondance & vivent de mesmes diète. Ie advisay que ainsi comme vo' Beuveurs allans par pays portez flaccons, ferrières, & bouteilles, pareillement chascun à sa ceincture portoit un beau petit soufflet. Si par cas vent leurs failloit, aceques ces ioliz souffletz ilz en forgeoient de tout frays, par attraction & expulsion reciprocque, comme vous sçavez que vent en essentiale definition n'est aultre chose que air flottant & undoyant.
[…]

L'île des "gens qui ont des ans beaucoup"
Sus l'instant nous descendismez au port d'une isle laquelle on nommoit l'isle des Macraeons. Les bonnes gens du lieu no' repceurent honnorablement. Un vieil Macrobe (ainsi nommoient ilz leur maistre eschevin) vouloit mener Pantagruel en la maison commune de la ville pour soy refraischir à son aise, & prandre sa refection. Mais il ne voulut partir du mole que tous ses gens ne feussent en terre. Après les avoir recongneuz, commenda chascun estre mué de vestemens, & toutes les munitions des naufz estre en terre exposées, à ce que toutes les chormes feissent chère lie. Ce que feut incontinent faict. Et Dieu sçayt comment il y fut beu & guallé. Tout le peuple du lieu apportoit vivres en abondance. Les Pantagruelistes leurs en donnoient d'adventaige. Vray est que leurs provisions estoient aulcunement endommaigées par la tempeste praecedente. Le repas finy Pantagruel pria un chascun soy mettre en office & debvoir pour reparer le briz. Ce que feirent, & de bon hayt. La reparation leurs estoit facile, par ce que tout le peuple de l'isle estoient charpentiers & tous artizans telz que voyez en l'Arsenac de Venise: & l'isle grande seulement estoit habitée en troys portz, & dix Paroeces, le reste estoit boys de haulte fustaye, & desert comme si feust la forest de Ardeine.
A nostre instance le vieil Macrobe monstra ce que estoit spectable & insigne en l'isle. Et par la forest umbrageuse & deserte descouvrit plusieurs vieulx temples ruinez, plusieurs obelisces, Pyramides, monumens & sepulchres antiques, avecques inscriptions & epitaphes divers. Les uns en letres Hieroglyphicques, les aultres en languaige Ionicque, les aultres en langue Arabicque, Agarène, Sclavonique, & aultres. Des quelz Epistemon feist extraict curieusement.
Ce pendent Panurge dist à frère Ian. Icy est l'isle des Macraeons, Macraeon en Grec signifie vieillart, home qui a des ans beaucoup.
[…]
Medamothi, le caméléon, la licorne et autres achats…
En cestuy iour, & les deux subsequens ne leurs apparut terre ne chose aultre nouvelle. Car aultres foys avoient aré ceste routte. Au quatrième descouvrirent une isle nommée Medamothi, belle à l'oeil & plaisante à cause du grand nombre des phares & haultes tours marbrines, des quelles tout le circuit estoit orné, qui n'estoit moins grand que de Canada. Pantagruel s'enquerant qui en estoit dominateur entendit, que c'estoit le roy Philophanes, lors absent pour le mariage de son frère Philotheamon avecques l'Infante du royaulme de Engys. Adoncques descendit on havre, contemplant, ce pendent que les chormes des naufz faisoient aiguade, divers tableaulx, diverses tapisseries, divers animaulx, poissons, oizeaulx, & aultres marchandises exotiques & peregrines, qui estoient en l'allée du mole, & par les halles du port. Car c'estoit le tiers iour des grandes & solennes foires du lieu: es quelles annuellement convenoient tous les plus riches & fameux marchans d'Afrique & Asie. D'entre les quelles frère Ian achapta deux rares & precieux tableaulx: en l'un des quelz estoit au vif painct le visaige d'un appellant: en l'aultre estoit le portraict d'un varlet qui cherche maistre, en toutes qualitez requises, gestes, maintien, minois, alleures, physionomie, & affections: painct & inventé par maistre Charles Charmois painctre du roy Megiste: & les paya en monnoie de Cinge.
Pantagruel par Gymnaste feist […] achapter trois beaulx & ieunes Unicornes: un masle de poil alezan tostade, & deux femelles de poil gris pommelé. Ensemble un Tarande, que luy vendit un Scythien de la contrée des Gelones.
Tarande est un animal grand comme un ieune taureau, portant teste comme est d'un cerf, peu plus grande: avecques cornes insignes largement ramées: les piedz forchuz: le poil long comme d'un grand Ours: la peau peu moins dure, qu'un corps de cuirasse. Et disoit le Gelon peu en estre trouvé parmy la Scythie: par ce qu'il change de couleur selon la varieté des lieux es quelz il paist & demoure. Et represente la couleur des herbes, arbres, arbrisseaulx, fleurs, lieux, pastiz, rochiers, generalement de toutes choses qu'il approche. Cela luy est commun avecques le Poulpe marin, c'est le Polype: avecques les Thoes: avecques les Lycaons de Indie: avecques le Chameleon: qui est une espèce de Lizart tant admirable, que Democritus a faict un livre entier de sa figure, anatomie, vertus, & proprieté en Magie. Si est ce que ie l'ay veu couleur changer non à l'approche seulement des choses colorées, mais de soy mesmes, selon la paour & affections qu'il avoit. Comme sus un tapiz verd, ie l'ay veu certainement verdoyer: mais y restant quelque espace de temps devenir iaulne, bleu, tanné, violet par succès: en la façon que voiez la creste des coqs d'Inde couleur scelon leurs passions changer. Ce que sus tout trouvasmes en cestuy Tarande admirable est, que non seulement sa face & peau, mais aussi tout son poil telle couleur prenoit, quelle estoit es choses voisines. Près de Panurge vestu de sa toge bure, le poil luy devenoit gris: près de Pantagruel vestu de sa mante d'escarlate, le poil & peau luy rougissoit: près du pilot vestu à la mode des Isiaces de Anubis en Aegypte, son poil apparut tout blanc. Les quelles deux dernières couleurs sont au Chameleon deniées. Quand hors toute paour & affections il estoit en son naturel, la couleur de son poil estoit telle que voiez es asnes de Meung.
L'île des "étranges alliances", les mots et le réel…
Zephyre nous continuoit en participation d'un peu du Garbin, & avions un iour passé sans terre descouvrir. Au tiers iour à l'aube des mousches nous apparust une isle triangulaire bien fort ressemblante quant à la forme & assiette à Sicile. On la nommoit l'isle des alliances. Les hommes & femmes ressemblent aux Poictevins rouges, exceptez que tous hommes, femmes, & petitz enfans ont le nez en figure d'un as de treuffles. Pour ceste cause le nom antique de l'isle estoit Ennasin. Et estoient tous parens & alliez ensemble, comme ilz se vantoient, & nous dist librement le Podestat du lieu.
Vous aultres gens de l'aulte monde tenez pour chose admirable, que d'une famille Romaine (c'estoient les Fabians) pour un iour (ce feut le trezième du moys de Febvrier) par une porte (ce feut la porte Carmentale, iadis située au pied du Capitole, entre le roc Tarpeian & le Tybre, depuys surnommée Scelerate) contre certains ennemis des Romains (c'estoient les Veientes Hetrusques) sortirent trois cens six hommes de guerre tous parens, avecques cinq mille aultres soubdars tous leurs vassaulx: qui tous feurent occis, ce feut près le fleuve Cremère, qui sort du lac de Baccane. De ceste terre pour un besoing sortiront plus de trois cens mille tous parens & d'une famille.
Leurs parentez & alliances estoient de façon bien estrange. Car estans ainsi tous parens & alliez l'un de l'aultre, nous trouvasmes que persone d'eulx n'estoit père ne mère, frère ne soeur, oncle ne tante, cousin ne nepveu, gendre ne bruz, parrain ne marraine de l'aultre. Sinon vrayment un grand vieillard enasé lequel, comme ie veidz, appella une petite fille aagée de trois ou quatre ans, mon père: la petite fillette le appelloit ma fille. La parenté & alliance entre eulx, estoit que l'un appelloit une femme, ma maigre: la femme le appelloit mon marsouin, Ceulx là (disoit frère Ian) doibvroient bien sentir leur marée, quand ensemble se sont frottez leur lard.
L'un appelloit une guorgiase bachelette en soubriant. Bon iour mon estrille. Elle le resalua disant. Bon estreine mon Fauveau.
Hay, hay, hay, s'escria Panurge, venez veoir une estrille, une fau, & un veau, N'est ce Estrille fauveau? Ce fauveau à la raye noire doibt bien souvent estre estrillé.
Un autre salua une siene mignonne disant. A dieu mon bureau. Elle luy respondit. Et vous aussi mon procès.
Par sainct Treignan (dist Gymnaste) ce procès doibt estre souvent sus ce bureau.
L'un appelloit une autre mon verd. Elle l'appelloit, son coquin.
Il y a, bien là, dist Eusthenes, du Verdcoquin.
Un aultre salua une sienne alliée disant. Bon di, ma coingnée. Elle respondit. Et à vous mon manche.
Ventre beuf, s'escria Carpalim, comment ceste coingnée est emmanchée. Comment ce manche est encoingné. Mais seroit ce point la grande manche que demandent les courtisanes Romaines? Ou un cordelier à la grande manche.
L'île malplaisante : les Chiquanous
Continuant nostre routte au iour subsequens passasmes Procuration, qui est un pays tout chaffouré & barbouillé. Ie n'y congneu rien. Là veismes des Procultous & Chiquanous gens à tout le poil. Ilz ne no' invitèrent à boyre ne à manger. Seulement en longue multiplication de doctes reverences no' dirent, qu'ilz estoient tous à nostre commendement en payant. Un de nos truchemens racontoit à Pantagruel comment ce peuple guaignoient leur vie en façon bien estrange: & en plein Diamètre contraire aux Romicoles. A Rome gens infiniz guaignent leur vie à empoisonner, à battre, & à tuer. Les Chiquanous la guaignent à estre battuz. De mode que si par long temps demouroient sans estre battuz, ilz mourroient de male faim, eulx, leurs femmes & enfans.
C'est, disoit Panurge, comme ceulx qui par le rapport de Cl. Gal. ne peuvent le nerf caverneux vers le cercle aequateur dresser, s'ilz ne sont tresbien fouettez. Par sainct Thibault qui ainsi me fouetteroit me feroit bien au rebours desarsonner de par tous les diables.
La manière, dist le truchement, est telle. Quand un moine, prebstre, usurier, ou advocat veult mal à quelque gentilhome de son pays, il envoye vers luy un de ces Chiquanous. Chiquanous le citera, l'adiournera, le oultragera, le iniurira impudentement, suyvant son record & instruction: tant que le gentilhome, s'il n'est paralytique de sens, & plus stupide qu'une Rane Gyrine, sera constrainct luy donner bastonnades, & coups d'espée sus la teste, ou la belle iarretade, ou mieulx le iecter par les creneaulx & fenestres de son chasteau. Cela faict, voylà Chiquanous riche pour quatre moys. Comme si coups de baston feussent ses naïfves moissons. Car il aura du moine, de l'usurier, ou advocat salaire bien bon: & reparation du gentilhome aulcune fois si grande & excessive, que le gentilhome y perdra tout son avoir: avecques dangier de miserablement pourrir en prison: comme s'il eust frappé le Roy.
L'île inaccessible : le manoir du Ventre/Gaster
En icelluy iour Pantagruel descendit en une isle admirable, entre toutes aultres, tant à cause de l'assiette, que du gouvernement d'icelle. Elle de tous coustez pour le commencement estoit scabreuse, pierreuse, montueuse, infertile, mal plaisante à l'oeil, tresdifficile aux pieds, & peu moins inaccessible que le mons du Daulphiné ainsi dict, pour ce qu'il est en forme d'un potiron, & de toute memoire persone surmonter ne l'a peu, fors Doyac conducteur de l'artillerie du Roy Charles huyctième: lequel avecques engins mirificques y monta, & au dessus trouva un vieil belier. C'estoit à diviner qui là transporté l'avoit. Aulcuns le dirent estant ieune Aignelet par quelque Aigle, ou duc Chaüant là ravy s'estre entre les buissons saulvé. Surmontans la difficulté de l'entrée à peine bien grande, & non sans suer, trouvasmes le dessus du mont tant plaisant, tant fertile, tant salubre, & delicieux, que ie pensoys estre le vray Iardin & Paradis terrestre: de la situation duquel tant disputent & labourent les bons Theologiens. Mais Pantagruel nous affermoit là estre le manoir de Arete (c'est Vertus) par Hesiode descript, sans toutesfoys preiudice de la plus saine opinion.