Quelques îles de Blaise Cendrars

    Iles

Iles
Iles
Iles où l'on ne prendra jamais terre
Iles où l'on ne descendra jamais
Iles couvertes de végétations
Iles tapies comme des jaguars
Iles muettes
Iles immobiles
Iles inoubliables et sans nom
Je lance mes chaussures par-dessus bord car je voudrais bien aller jusqu'à vous
La plage de Garuja
Il est quatorze heures nous sommes enfin à quai
J'ai découvert un paquet d'hommes à l'ombre dans l'ombre ramassée d'une grue
Certificats médicaux passeports douane
Je débarque
Je ne suis pas assis dans l'auto qui m'emporte mais dans chaleur molle épaisse rembourrée comme une carrosserie
Mes amis qui m'attendent depuis sept heures du matin sur le quai ensoleillé ont encore tout juste la force de me serrer la main
Toute la ville retentit de jeunes klaxons qui se saluent
De jeunes klaxons qui nous raniment
De jeunes klaxons qui nous mènent déjeuner sur la plage de Garujà
Dans un restaurant rempli d'appareils à sous à tirs électriques oiseaux mécaniques appareils automatiques qui vous font les lignes de la main gramophone qui vous disent la bonne aventure et où l'on mange de la bonne vieille cuisine brésilienne savoureuse épicée nègre indienne
Paysage
La terre est rouge
Le ciel est bleu
La végétation est d'un vert foncé
Ce paysage est cruel dur triste malgré la variété infinie des formes végétatives
Malgré la grâce penchée des palmiers et les bouquets éclatants des grands arbres en fleurs fleurs de carême
À babord
Le port
Pas un bruit de machine pas un sifflet pas une sirène
Rien ne bouge on ne voit pas un homme
Aucune fumée monte aucun panache de vapeur
Insolation de tout un port
Il n'y a que le soleil cruel et la chaleur qui tombe du ciel et qui monte de l'eau la chaleur éblouissante
Rien ne bouge
Pourtant il y a là une ville une activité une industrie
Vingt-cinq cargos appartenant à dix nations sont à quai et chargent du café
Deux cents grues travaillent silencieusement
Nous attendons des heures
Personne ne vient
Aucune barque ne se détache de la rive
Notre paquebot a l'air de se fondre minute par minute et de couler lentement dans la chaleur épaisse de se gondoler et de couler à pic
Je l'avais bien dit
Je l'avais dit
Quand on achète des singes
Il faut prendre ceux qui sont bien vivants et qui vous font presque peur
Et ne jamais choisir un singe doux endormi et qui se blottit dans vos bras
Car ce sont des singes drogué qui le lendemain sont féroces
C'est ce qui vient d'arriver à une jeune fille qui a été mordue au nez
Rio de Janeiro
Une lumière éclatant inonde l'atmosphère
Une lumière si colorée et si fluide que les objets qu'elle touche
Les rochers roses
Le phare blanc qui les surmonte
Les signaux du sémaphore me semblent liquéfiés
Et voici maintenant que je sais le nom des montagnes qui entourent cette baie merveilleuse
Le Géant couché
La Gavéa
Le bico de Papagaio
Le Corcovado
Le pain de Sucre que les compagnons de Jean de Lévy appelaient le Pot de Beurre
Et les aiguilles étranges de la chaîne des Orgues
Bonjour Vous
Christophe Colomb
Ce que je perds de vue aujourd'hui en me dirigeant vers l'est c'est ce que Christophe Colomb découvrait en se dirigeant vers l'ouest
C'est dans ces parages qu'il a vu un premier oiseau blanc et noir qui l'a fait tomber à genoux et rendre grâces à Dieu
Avec tant d'émotion
Et improviser cette prière baudelairienne qui se trouve dans son journal de bord
Et où il demande pardon d'avoir menti tous les jours à ses compagnons en leur indiquant un faux point
Pour qu'ils ne puissent retrouver sa route

Blaise Cendrars, extraits de "Feuilles de route", 1924-1928. Au cœur du monde, Poésie Gallimard