triptyques, ou paysages en trois phrases

    Julien Gracq, Un beau ténébreux
Forme quasi journal ("journal de Gérard"), qui permet de mettre l'image au premier plan, sans rien justifier, puisque le narrateur est censé savoir tout le reste, et qu'il ne s'adresse qu'à lui-même ; l'opposition du mouvant (mer, vagues) au fixe (jetées, digue).
  Ce matin promenade à pied à Kérantec. Les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s'étend à gauche toute vide, bordée de dunes couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, un ciel bas et gris, de fortes lames plombées qui cataractaient sur la plage. Mais entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmilier lorsque, sans crier gare, elles atteignaient le niveau de la digue et éclataient à l'air libre en gerbe glacée.
Insertion du point de vue narrateur dans le texte ; triptyque : toute la description tient en trois phrases ; appui de l'image sur la mer et non sur la ville.
Accoudé à ma fenêtre, cet après-midi, je prenais pour la première fois conscience de ce qu'il y a d'extraordinairement théâtral dans le décor de cette plage. Cette mince lisière de maisons, qui tourne le dos à la terre, cet arc parfait rangé autour de grandes vagues et où l'on ne peut s'empêcher d'imaginer la mer forcément plus sonore – ce brouhaha oscillant des marées qui tantôt fait fourmiller la plage et tantôt la vide. Et puis il y a cette optique particulière : comme au théâtre, tout est fait pour que de chaque point on puisse voir partout autour.
La troisième phrase comme si on repeignait l'image de départ, en l'accentuant ou en acceptant la métaphore.
Vers le soir, je suis parti pour une promenade au-delà du phare de la Torche. Le phrase passé, soudain toute vie cesse, et s'étend un grand arc de plage bordé de dunes, un paysage complètement nu, d'un vide oppressant, tout tressaillant du tonnerre des grands rouleaux de vague sur le sable désoeuvré. Sous le ciel gris, entre les vagues marines et les vagues de sable, c'était comme une chaussée de plain-pied au péril de la mer, le cercle enchanté d'un atoll, un instantané, sous une lumière de soufre, le passage de la Mer Rouge.
    Arthur Rimbaud, Illuminations
Utilisation de phrases nominales dans Illuminations pour installer la dynamique descriptive.
Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bouclés, d'autres descendant en obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s'abaissent et s'amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D'autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d'autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d'hymne publics? L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.
    Marcel Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs
Recomposition d'une image-mer en trois phrases, cette fois d'après un tableau du peintre Elstir, la phrase chaque fois prenant son point d'appui plus loin dans l'image dite.

Dans un tableau pris de Balbec par une torride journée d'été un rentrant de la mer semblait enfermé dans des murailles de granit rose, n'être pas la mer, laquelle commençait plus loin. La continuité de l'océan n'était suggérée que par des mouettes qui, tournoyant sur ce qui semblait au spectateur de la pierre, humaient au contraire l'humidité du flot. D'autres lois se dégageaient de cette même toile comme, au pied des immenses falaises, la grâce lilliputienne des voiles blanches sur le miroir bleu où elles semblaient des papillons endormis, et certains contrastes entre la profondeur des ombres et la pâleur de la lumière.

    Pierre Loti, Le livre du chagrin et de la pitié
Utilisation d'un paragraphe de trois phrases pour créer le décor complet du récit, incluant le narrateur (première phrase), l'ambiance mer (seconde phrase), le panoramique (troisième phrase) que marque avec précision l'élargissement de ponctuation.
À la fin de septembre, nous sommes au Croisic, sur le port encombré de barques de pêche. Devant nous, l'eau marine a ce bleu plus intense qu'elle prend toujours dans les endroits où, sous l'influence de certains courants, elle est salée et chaude. Et là-bas, au-delà des premières bandes bleues, un vieux chalet à donjon, blanchi de frais, se dresse complètement isolé, sur des sables qui paraissent être une île ; ce chalet est Pen-Bron ; mais jamais hôpital n'eut moins l'air d'en être un ; on a même grand-peine à se figurer que cette gaie habitation de plein vent puisse renfermer tant de pauvres choses sinistres, tant de variétés excessives et rares d'un mal horrible.