La découverte du monde
 

- Ai-je l'honneur de parler au capitaine du Péquod ? demandai-je en m'approchant de l'entrée de la tente.
- En supposant que ce soit le capitaine du Péquod, que lui veux-tu ?
- Je pensais à embarquer.
- Tu y pensais, n'est-ce pas ? Je vois que tu n'es pas de Nantucket - déjà été dans un bateau défoncé ?
- Non, monsieur, jamais.
- Tu ne connais rien de rien en fait de pêche à la baleine, j'en jurerais, hein ?
- Rien, monsieur, mais je suis sûr que j'apprendrai vite. J'ai fait plusieurs voyages dans la marine marchande et je crois que...
- Le diable emporte la marine marchande. Pas de jargon avec moi. Vois-tu ce pied ? - Je te le flanquerai au cul si jamais tu reparles devant moi de la marine marchande. La marine marchande, sans blague ! Et je présume que tu en es même fier, d'avoir servi sur ces navires marchands. Mais bon sang, homme ! qu'est-ce qui te pousse à vouloir pêcher la baleine, hein ? - ça m'a l'air un peu suspect, non ? - Tu n'as pas été pirate des fois, non ? Tu n'as pas volé ton dernier capitaine, non ? Tu n'as pas pensé à assassiner les officiers une fois au large ?
Je protestai de mon innocence devant ces soupçons. Je comprenais que ce vieux marin, en tant que quaker de l'île de Nantucket, dissimulait, sous le masque de la facétie, ses préjugés d'insulaire, méfiant envers tout étranger à moins qu'il ne vienne du cap Cod ou de Vineyard.
- Mais qu'est-ce qu'il te prend de vouloir pêcher la baleine ? Je veux en connaître la vraie raison avant d'envisager de t'embarquer.
- Eh bien ! monsieur, je veux savoir ce que pêcher la baleine veut dire. Je veux voir le monde.
 

   
Herman Melville, Moby Dick, 1851, chapitre XVI
(traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, 1989, p.112)