Mentor… ou Minerve
 

Mentor lui répondit en souriant :
- Voyez, mon cher Télémaque, comment les hommes sont faits : vous voilà tout désolé, parce que vous avez vu votre père sans le reconnaître. Que n'eussiez-vous pas donné hier pour être assuré qu'il n'était pas mort ? Aujourd'hui, vous en êtes assuré par vos propres yeux, et cette assurance, qui devrait vous combler de joie, vous laisse dans l'amertume ! Ainsi le cœur malade des mortels compte toujours pour rien ce qu'il a le plus désiré, dès qu'il le possède, et est ingénieux pour se tourmenter sur ce qu'il ne possède pas encore. C'est pour exercer votre patience que les dieux vous tiennent ainsi en suspens. Vous regardez ce temps comme perdu: sachez que c'est le plus utile de votre vie; car ces peines servent à vous exercer dans la plus nécessaire de toutes les vertus pour ceux qui doivent commander. Il faut être patient pour être maître de soi et des autres hommes ; l'impatience, qui paraît une force et une vigueur de l'âme, n'est qu'une faiblesse et une impuissance de souffrir la peine. Celui qui ne sait pas attendre et souffrir est comme celui qui ne sait pas se taire sur un secret ; l'un et l'autre manquent de fermeté pour se retenir, comme un homme qui court dans un chariot et qui n'a pas la main assez ferme pour arrêter, quand il le faut, ses coursiers fougueux : ils n'obéissent plus au frein, ils se précipitent, et l'homme faible, auquel ils échappent, est brisé dans sa chute ; ainsi l'homme impatient est entraîné par ses désirs indomptés et farouches dans un abîme de malheurs. Plus sa puissance est grande, plus son impatience lui est funeste ; il n'attend rien, il ne se donne le temps de rien mesurer ; il force toute chose pour se contenter ; il rompt les branches pour cueillir le fruit avant qu'il soit mûr ; il brise les portes, plutôt que d'attendre qu'on les lui ouvre ; il veut moissonner quand le sage laboureur sème : tout ce qu'il fait à la hâte et à contretemps est mal fait et ne peut avoir de durée, non plus que ses désirs volages. Tels sont les projets insensés d'un homme qui croit pouvoir tout et qui se livre à ses désirs impatients pour abuser de sa puissance. C'est pour vous apprendre à être patient, mon cher Télémaque, que les dieux exercent tant votre patience et semblent se jouer de vous dans la vie errante où ils vous tiennent toujours incertain. Les biens que vous espérez se montrent à vous et s'enfuient, comme un songe léger que le réveil fait disparaître, pour vous apprendre que les choses mêmes qu'on croit tenir dans ses mains échappent dans l'instant. Les plus sages leçons d'Ulysse ne vous seront pas aussi utiles que sa longue absence et que les peines que vous souffrez en le cherchant.
Ensuite Mentor voulut mettre la patience de Télémaque à une dernière épreuve encore plus forte. Dans le moment où le jeune homme pressait avec ardeur les matelots pour hâter le départ, Mentor l'arrêta tout à coup et l'engagea à faire sur le rivage un grand sacrifice à Minerve. Télémaque fait avec docilité ce que Mentor veut. On dresse deux autels de gazon. L'encens fume, le sang des victimes coule. Télémaque pousse des soupirs tendres vers le ciel; il reconnaît la puissante protection de la déesse.
A peine le sacrifice est-il achevé, qu'il suit Mentor dans les routes sombres d'un petit bois voisin. Là, il aperçoit tout à coup que le visage de son ami prend une nouvelle forme: les rides de son front s'effacent comme les ombres disparaissent, quand l'Aurore, de ses doigts de rose, ouvre les portes de l'Orient et enflamme tout l'horizon; ses yeux creux et austères se changent en des yeux bleus d'une douceur céleste et pleins d'une flamme divine; sa barbe grise et négligée disparaît; des traits nobles et fiers, mêlés de douceur et de grâces, se montrent aux yeux de Télémaque ébloui. Il reconnaît un visage de femme, avec un teint plus uni qu'une fleur tendre et nouvellement éclose au soleil: on y voit la blancheur des lis mêlés de roses naissantes; sur ce visage fleurit une éternelle jeunesse, avec une majesté simple et négligée. Une odeur d'ambroisie se répand de ses habits flottants; ses habits éclatent comme les vives couleurs dont le soleil, en se levant, peint les sombres voûtes du ciel et les nuages qu'il vient dorer. Cette divinité ne touche pas du pied à terre; elle coule légèrement dans l'air comme un oiseau le fend de ses ailes : elle tient de sa puissante main une lance brillante, capable de faire trembler les villes et les nations les plus guerrières ; Mars même en serait effrayé. Sa voix est douce et modérée, mais forte et insinuante; toutes ses paroles sont des traits de feu qui percent le coeur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse. Sur son casque paraît l'oiseau triste d'Athènes, et sur sa poitrine brille la redoutable égide. A ces marques, Télémaque reconnaît Minerve.
 

   
Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699, Livre XVIII (Gallica, document électronique, texte établi par Jeanne-Lydie Goré, Garnier, 1987)