Max Demian
 

La délivrance de mes tourments vint d'une façon tout à fait inattendue, et, avec elle, un fait nouveau dans mon existence qui agit sur moi aujourd'hui encore.
Dans notre gymnase, un nouvel élève venait d'arriver. C'était le fils d'une veuve aisée qui s'était établie dans notre ville. A son bras, il portait un crêpe. Il suivait une classe supérieure et avait quelques années de plus que moi, mais bientôt, il attira mon attention comme celle de tous les autres. Cet élève singulier paraissait beaucoup plus âgé qu'il ne l'était. A personne il ne faisait l'im-pression d'être un jeune garçon. Au milieu de nous autres gamins, il avait l'air d'un étranger, d'un homme, ou plutôt d'un monsieur. Il n'était pas aimé; il ne prenait pas part aux jeux; encore moins aux rixes; seul son ton ferme et plein d'assurance à l'égard des maîtres plaisait aux autres. Son nom était Max Demian.
Un jour, il arriva, comme cela se passait parfois dans notre école, qu'une deuxième classe fût installée dans notre grande salle. C'était la classe de Demian. Nous, les petits, devions apprendre une histoire de la Bible ; les grands avaient un thème. Tandis qu'on s'efforçait de nous faire entrer dans la tête l'histoire de Caïn et d'Ariel, je jetai, à maintes reprises, des coups d’œil sur Demian, dont le visage me fascinait singulièrement. Je regardais ce visage intelligent, remarquable de clarté, et de fermeté, penché sur son travail, avec une expression attentive et spirituelle. Il ne ressemblait pas à un élève qui fait un devoir, mais à un chercheur qui poursuit un problème personnel. A franchement parler, il ne me plaisait pas, au contraire. J'éprouvais même à son égard une sorte d’antipathie. Il était trop supérieur à moi, trop froid, trop sûr de lui-même, et ses yeux avaient l’expression de ceux d’un adulte, cette expression que les enfants n’aiment pas : un peu triste avec des éclairs de raillerie. Cependant, qu’il me plût ou non, je ne pouvais m’empêcher de le considérer sans cesse. Mais, à un certain moment, son regard s’étant posé sur moi, je détournai les yeux, effrayé. Quand, aujourd’hui, je tâche de l’évoquer écolier, je puis dire ceci : qu’à tous points de vue, il était différent de nous, que tout en lui manifestait une personnalité par laquelle il s’imposait à notre attention. Cependant, il ne faisait rien pour être remarqué et se comportait comme un prince déguisé, qui vit au milieu d’enfants de paysans et s’efforce de paraître leur semblable.
 

   
Hermann Hesse, Demian, 1919, chapitre II
(traduction de Denise Riboni, Stock, 1946, « Le livre de poche », p.49-50)