Le stratagème
 

J’avais un parent qui vivait à New Bedford, un M. Ross, chez qui j'avais l'habitude de passer quelquefois deux ou trois semaines. Le brick devait mettre à la voile vers le milieu de juin (juin 1827), et il fut convenu qu'un jour ou deux avant qu'il prît la mer, mon père recevrait, comme d'habitude, un billet de M. Ross, le priant de m'envoyer vers lui pour passer une quinzaine avec Robert et Emmet, ses fils. Auguste se chargea de rédiger ce billet et de le faire parvenir. Ayant donc feint de partir pour New Bedford, je devais rejoindre mon camarade, qui me préparerait une cachette à bord du Grampus. Cette cachette, m'assura-t-il, serait installée d'une manière assez confortable pour y pouvoir rester quelques jours, durant lesquels je devais ne pas me montrer. Quand le brick aurait fait suffisamment de route pour qu'il ne pût pas être question de retour, alors, dit-il, je serais formellement installé dans toutes les jouissances de la cabine; et quant à son père, il rirait de bon cœur de ce joli tour. Nous rencontrerions bien assez de navires par lesquels je pourrais faire parvenir une lettre à mes parents pour leur expliquer l'aventure.
Enfin, la mi-juin arriva, et tout était suffisamment mûri. Le billet fut écrit et envoyé, et un lundi au matin je quittai la maison, feignant de me rendre au paquebot de New Bedford. Cependant j'allai tout droit à Auguste, qui m'attendait au coin d'une rue. Il entrait dans notre plan primitif que je me tiendrais caché jusqu'à la brune, et qu'alors je me glisserais à bord du brick; mais comme nous avions en notre faveur un brouillard épais, il fut convenu que je ne perdrais pas de temps à me cacher. Auguste prit le chemin de l'embarcadère, et je le suivis à quelque distance, enveloppé dans un gros caban de matelot qu'il avait apporté avec lui, pour rendre ma personne difficilement reconnaissable. Juste comme nous tournions au second coin, après avoir passé le puits de M. Edmund, - qui apparut, se tenant droit devant moi et me regardant en plein visage ? mon grand-père lui-même, le vieux M. Peterson !
- Eh bien! eh bien! - dit-il après une longue pause. - Gordon! Dieu me pardonne! A qui ce paletot crasseux que vous avez sur le dos ?
- Monsieur! - répliquai-je, prenant, aussi bien que je le pouvais, pour les besoins de la circonstance, un air de surprise offensée, et parlant sur le ton le plus rude qu'on puisse imaginer, - monsieur ! vous faites erreur, que je crois; mon nom, avant tout, n'a rien de commun avec Goddin, et je désire pour vous que vous y voyiez un peu plus clair, et que vous ne traitiez pas mon caban neuf de paletot crasseux, - drôle !
Je ne sais comment je me retins d'éclater de rire en voyant la manière bizarre dont le vieux gentleman reçut cette belle rebuffade. Il sauta en arrière de deux ou trois pas, devint d'abord très pâle, et puis excessivement rouge, releva ses lunettes, puis, les rabaissant, fondit sur moi à toute bride, en levant son parapluie. Cependant, il s'arrêta tout court dans sa carrière, comme frappé soudainement d'un souvenir: et alors il se détourna et s'en alla clopinant tout le long de la rue, frémissant toujours de rage et marmottant entre ses dents : - Ça ne va pas ! - des lunettes neuves! j'aurais juré que c'était Gordon; - maudit propre à rien de matelot du diable !
 

   
Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, chapitre II (traduction de Charles Baudelaire, Gallimard, « Folio », 1975, p.51-3)