Derniers conseils, rendez-vous dans trois ans
 

Puis enfin, après un dernier regard circulaire, il se tourna vers son compère: « Capitaine Bildad, allons vieux camarade, il nous faut partir. Coiffez la grande vergue ! Ohé du canot ! Parez à l'accostage ! Doucement, doucement  ! Allons, Bildad, mon garçon, dis ton dernier mot. Bonne chance Starbuck, bonne chance Monsieur Stubb, bonne chance Monsieur Flask - au revoir et bonne chance à vous tous - et dans trois ans jour pour jour un souper fumant vous attendra dans le vieux Nantucket. Hourra et en route ! - Dieu vous bénisse et vous ait en sa sainte garde, murmura le vieux Bildad de façon presque inintelligible, j'espère que vous aurez du beau temps afin que le capitaine Achab soit bientôt parmi vous; un beau soleil, voilà tout ce dont il a besoin et vous en aurez largement dans les tropiques vers lesquels vous partez. Soyez prudents dans votre chasse, vous les seconds. Ne maltraitez pas inutilement les pirogues, vous les harponneurs, les bons bordés de cèdre blanc ont monté de trois pour cent au cours de l'année. N'oubliez pas non plus vos prières. Monsieur Starbuck, veillez à ce que le tonnelier ne gaspille pas les douvelles de rechange. Oh ! les aiguilles à voiles sont dans le coffre vert ! Ne chassez pas trop les jours du Seigneur, hommes, mais ne laissez pas non plus passer une belle occasion, ce serait repousser les dons du Ciel. Jetez un œil sur le tierçon de mélasse, Monsieur Stubb, il coule un peu, je crains. Si vous relâchez dans les îles, Monsieur Flask, méfiez-vous de la fornication. Au revoir, au revoir ! Ne gardez pas ce fromage trop longtemps dans la cale, Monsieur Starbuck, il s'abîmerait. Economisez le beurre, vingt cents la livre il coûte, et prenez garde, si...
- Allons, allons, capitaine Bildad assez palabré, en route ! sur ces mots, Peleg le pressa de passer la muraille et tous deux sautèrent dans l'embarcation.
Le navire et la chaloupe s'écartèrent et entre eux s'engouffra le vent humide et froid de la nuit, un goéland les survola en criant; les deux coques roulèrent sauvagement. Le cœur lourd, nous poussâmes trois hourras et, pareils au destin, nous plongeâmes aveuglément dans la solitude océane.
 

   
Herman Melville, Moby Dick, 1851, chapitre XXII
(traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, 1989, p.144-5)