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- Ohé ! là-bas
! Ici, le Péquod, en route pour le tour du monde !
Dites-leur d'adresser nos lettres dans l'océan Pacifique
! Et si je ne suis pas de retour d'ici trois ans, qu'ils
les adressent à...
A cet instant les deux sillages se croisèrent et aussitôt
obéissant à leurs mœurs étranges,
des bancs d'inoffensifs petits poissons qui des jours durant
nous avaient tranquillement escortés, filèrent
loin de nous, les nageoires toutes frissonnantes, semblait-il,
pour s'aller serrer à l'avant et à l'arrière
du navire étranger. Bien qu'au cours de ses innombrables
voyages Achab ait dû plus d'une fois voir se produire
pareil phénomène, l'obsession sait charger
d'un sens fantastique la moindre vétille. Il regarda
la mer et murmura :
- Vous vous éloignez de moi, n'est-ce pas ?
Ces mots en eux-mêmes étaient anodins, mais
le timbre de sa voix trahissait un abandon, une tristesse
profonde, tels que le vieil homme insensé n'en avait
jamais encore manifestés. Mais se tournant vers le
timonier qui jusqu'alors avait loffé pour ralentir
le navire, il rugit de son habituelle voix de lion :
- La barre au vent ! Le cap sur le tour du monde !
Le tour du monde ! On peut tirer gloire des ces mots mais
cette circumnavigation où mène-t-elle, à
travers d'innombrables dangers, sinon au point dont nous
sommes partis, ceux que nous avions laissés à
l'abri derrière nous se trouvant toujours de ce fait
devant nous.
Ce monde serait-il une plaine sans fin, qu'en faisant voile
vers l'est, nous pourrions sans cesse atteindre des lieux
nouveaux et découvrir des charmes plus étranges
que ceux des Cyclades et des îles Salomon, le voyage
alors serait une espérance. Mais lorsque nous poursuivons
nos rêves autour d'un noyau de mystère, ou que
nous livrons une chasse torturante à ce démon
invisible qui, une fois ou l'autre, nage devant tout cœur
humain, nous tournons en rond autour du monde et nous pénétrons
dans de stériles labyrinthes, ou nous sombrons en
chemin.
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