Le tour du monde
 

- Ohé ! là-bas ! Ici, le Péquod, en route pour le tour du monde ! Dites-leur d'adresser nos lettres dans l'océan Pacifique ! Et si je ne suis pas de retour d'ici trois ans, qu'ils les adressent à...
A cet instant les deux sillages se croisèrent et aussitôt obéissant à leurs mœurs étranges, des bancs d'inoffensifs petits poissons qui des jours durant nous avaient tranquillement escortés, filèrent loin de nous, les nageoires toutes frissonnantes, semblait-il, pour s'aller serrer à l'avant et à l'arrière du navire étranger. Bien qu'au cours de ses innombrables voyages Achab ait dû plus d'une fois voir se produire pareil phénomène, l'obsession sait charger d'un sens fantastique la moindre vétille. Il regarda la mer et murmura :
- Vous vous éloignez de moi, n'est-ce pas ?
Ces mots en eux-mêmes étaient anodins, mais le timbre de sa voix trahissait un abandon, une tristesse profonde, tels que le vieil homme insensé n'en avait jamais encore manifestés. Mais se tournant vers le timonier qui jusqu'alors avait loffé pour ralentir le navire, il rugit de son habituelle voix de lion :
- La barre au vent ! Le cap sur le tour du monde !
Le tour du monde ! On peut tirer gloire des ces mots mais cette circumnavigation où mène-t-elle, à travers d'innombrables dangers, sinon au point dont nous sommes partis, ceux que nous avions laissés à l'abri derrière nous se trouvant toujours de ce fait devant nous.
Ce monde serait-il une plaine sans fin, qu'en faisant voile vers l'est, nous pourrions sans cesse atteindre des lieux nouveaux et découvrir des charmes plus étranges que ceux des Cyclades et des îles Salomon, le voyage alors serait une espérance. Mais lorsque nous poursuivons nos rêves autour d'un noyau de mystère, ou que nous livrons une chasse torturante à ce démon invisible qui, une fois ou l'autre, nage devant tout cœur humain, nous tournons en rond autour du monde et nous pénétrons dans de stériles labyrinthes, ou nous sombrons en chemin.
 

   
Herman Melville, Moby Dick, 1851, chapitre LII
(traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, 1989, p.266-7)