L’île au trésor
 

Quand le lendemain matin, je montai sur le pont, l'île avait entièrement changé d'aspect. Nous avions parcouru une bonne distance pendant la nuit. Maintenant, la brise était complètement tombée, et nous étions immobilisés à un demi-mille au sud-est de la basse côte orientale. Des bois de couleur grisâtre couvraient une grande partie de l'île. Cette teinte uniforme était en vérité interrompue par des bandes de sable jaune dans les creux du terrain et par de nombreux arbres géants, de la famille du pin, qui dépassaient les autres - soit isolément, soit par bouquets. Mais l'ensemble était terne et triste. Les collines dressaient au-dessus de cette végétation leurs pitons de roc dénudé. Elles avaient toutes une forme étrange, et la Longue-Vue, la plus haute par trois ou quatre cents pieds, était aussi la plus bizarre par sa forme ; montant à pic presque de chaque côté, et ensuite, tronquée net en son sommet comme un piédestal qui attend sa statue.
L'Hispaniola roulait bord sur bord dans la houle de l'océan. Les arcs-boutants tiraient sur les poulies, et la barre battait à droite et à gauche, et tout le navire craquait, grondait et frémissait comme une fabrique. Il fallait que je m'agrippe au galhauban, et tout tournait vertigineusement autour de moi car si j'étais assez bon marin en marche, rester ainsi sur place secoué comme une bouteille vide, est une chose que je n'ai jamais pu supporter sans être malade, surtout le matin, avec un estomac vide.
Etait-ce ce malaise, ou bien était-ce l'aspect de l'île avec ses bois gris et maussades, ses farouches arêtes de pierre et le ressac, que nous pouvions à la fois voir et entendre, écumant sur le rivage avec un bruit de tonnerre ? Toujours est-il que, malgré le soleil chaud et brillant, malgré les oiseaux qui pêchaient et criaient alentour, malgré la joie qui aurait dû suivre après un si long voyage en mer, j'avais, comme on dit, le cœur retourné. Dès cet instant, je pris en haine l'idée même de l'Ile au Trésor.
 

   
Robert Louis Stevenson, L’Ile au trésor, 1883, chapitre XIII (traduction d’André Bay, Librairie Générale Française, 1961, « Le livre de poche », 1972, p.99-100)