L’île aux singes
 

Nous voguâmes de mer en mer, d’île en île et de cité en cité. À chaque escale, nous visitions les lieux, achetions et vendions, pleins de bonheur et de félicité. Mais il arriva un jour, en pleine mer, qu'un vent violent se leva et que les vagues se déchaînèrent. Le capitaine, appuyé à la rambarde, scrutait l'horizon de tous côtés. Il se mit soudain à se frapper le visage. Il fit carguer les voiles et filer les ancres. Il se tirait la barbe, lacérait ses vêtements et poussait de hauts cris.
- Qu'y a-t-il, capitaine ? demandâmes-nous.
- Dieu nous garde, passagers ! Le vent souffle en tempête et nous emporte. Le destin nous pousse, pour notre malheur, sur une île où s'élève la Montagne des singes. Jamais personne, après y avoir touché, n'en est revenu vivant. Je pressens que nous allons tous y périr !
Il avait à peine fini de dire ces mots qu'une horde de singes entoura le vaisseau de toute part. Ils pullulaient tant à bord que sur le rivage, aussi nombreux que sauterelles en vol. L'effroi nous saisit. Si nous nous avisions de les tuer, de les frapper, de les faire fuir, comment réagiraient-ils ? Ils étaient si nombreux et notre courage n'y ferait rien ! Nous nous tenions cois, inquiets pour nos vies et nos biens. Ces singes étaient les plus hideuses des bêtes sauvages, couverts de poils épais comme du feutre noir, effrayants à voir. Ils tenaient un langage incompréhensible. On ne savait rien d'eux. Leur aspect horrible jetait dans l'effroi : ils avaient des yeux jaunes enfoncés dans une face noirâtre ; petits, leur taille ne dépassait pas quatre empans.
Ils grimpèrent sur les câbles d'ancre qu'ils rongèrent de leurs dents. Puis ils s'en prirent de partout à tous les cordages. Le bateau s'inclina sous le vent et, drossé à la côte, s'échoua. Les singes se saisirent des commerçants et de tous les passagers et les firent descendre sur l'île. Ils s'emparèrent de tout ce que contenait le bâtiment et s'en furent, nous laissant sur le rivage. Ils revinrent ensuite sur le navire qu'ils réussirent à pousser au large et disparurent à nos yeux sans que nous sachions ce qu'ils en avaient fait.
Nous restâmes seuls, réduits à manger des fruits, des baies et des légumes, à nous désaltérer à l'eau des ruisseaux. Nous finîmes par apercevoir un édifice apparemment habité qui se dressait à l'intérieur des terres. Nous nous mîmes en marche vers lui. C'était un château aux colonnes élevées, aux murailles imposantes. Un portail à deux vantaux fait de bois d'ébène ouvrait sur l'intérieur. Nous entrâmes et débouchâmes sur une très vaste cour centrale sur laquelle donnaient de nombreuses et hautes portes. Une dalle de pierre, large et surélevée, en occupait le centre. On y avait disposé des ustensiles de cuisine, et des broches très longues placées sur des braseros. Tout autour, de nombreux ossements de grande dimension jonchaient le sol.
Nous n'apercevions personne, ce qui nous jeta dans un grand étonnement. Nous nous assîmes dans la cour de ce château quelques instants puis nous nous allongeâmes pour dormir et notre sommeil dura de la matinée jusqu'au coucher du soleil. C'est alors que le sol trembla sous nos pieds et que dans un grand fracas un être monstrueux, surgi au-dessus du palais, fondit sur nous. Il avait forme humaine, était noir de peau et si grand de taille qu'il ressemblait à un palmier géant. Ses yeux étincelaient ainsi que des tisons ardents et ses canines ressemblaient à des défenses de sanglier. Il avait une bouche béante comme l'orifice d'un puits, bordée d'une lippe semblable à celle du chameau qui pendait jusqu'à mi-poitrine. Ses oreilles, aussi longues que des régimes de dattes ou des oreilles d'éléphant, lui couvraient les épaules. Ses ongles étaient de véritables griffes de lion ! Lorsque nous l'aperçûmes, nous perdîmes l’esprit, glacés d'épouvante, pétrifiés d'effroi.
 

   
Sindbâd de la mer in Les Mille et une nuits, IV, circa IXe siècle, 546e nuit (traduction par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard, 2001, « Folio », p.383-5)