Le Continent des rois
 

- Mais que se passe-il donc ? criâmes-nous.
- Priez Dieu, exalté soit-il, de venir à notre secours dans le danger, pleurez sur votre sort, échangez vos derniers adieux. Le vent contraire nous entraîne vers la plus lointaine des mers du monde.
Il redescendit du mât, alla à son coffre et en sortit un petit sac de coton qu'il ouvrit pour y prendre une poudre semblable à de la cendre. Il la mélangea à de l'eau, attendit un moment et inhala les vapeurs du liquide ainsi formé. Il tira encore de ce même coffre un petit livre qu'il feuilleta avant de nous dire :
- Passagers, sachez que ce livre révèle quelque chose de très étrange. Il y est écrit que quiconque arrive en ces lieux n'en ressort pas vivant, il court à sa perte. Cette terre a pour nom le Continent des rois. Elle abrite le tombeau de notre seigneur Salomon, fils de David, sur eux deux le salut. Des serpents gigantesques et hideux y vivent. Chaque fois qu'un navire s'aventure dans ces eaux du bout de l'univers, surgissent de leurs profondeurs des monstres marins qui l'engloutissent avec tout ce qu'il transporte.
Ces paroles du capitaine nous jetèrent dans la stupéfaction. À peine en eut-il terminé que le bâtiment se mit à se soulever hors de l'eau et à retomber. Nous entendîmes une clameur terrible, aussi forte que le grondement du tonnerre. Épouvantés et pétrifiés de terreur, nous fûmes certains que nous allions périr sur l'heure. C'est alors qu'une baleine, aussi haute qu'une montagne, arriva sur nous. Au comble de l'effroi, nous versâmes des larmes abondantes sur notre sort. Nous nous préparions à mourir.
Nous regardions ce monstre, hypnotisés par ses proportions terrifiantes. Bientôt en surgit un autre plus phénoménal encore, nous n'avions jamais vu animal plus énorme. Nous nous fîmes nos adieux en sanglotant quand apparut une troisième bête plus gigantesque que les deux précédentes. Annihilés, perdant la raison, nous étions anéantis par l'épouvante et la terreur. Les trois monstres se mirent à tourner autour du bateau. La troisième bête arrivée se précipita pour engloutir le navire, quand une violente rafale de vent souleva ce dernier et le jeta sur un haut-fond contre lequel il se brisa, se disloqua et coula, entraînant dans les flots marchandises, négociants et équipage.
J'arrachai tous mes vêtements pour ne garder sur moi qu'une tunique légère. Je nageai quelques instants et réussis à atteindre une planche du bateau à laquelle je m'agrippai avant de m'y jucher. Les vagues, déferlant sous les vents, se jouaient de moi tandis que je flottais, accroché à ma planche. Elles me soulevaient puis me jetaient dans leur creux. J'étais épuisé de fatigue, de terreur, de faim et de soif. Je m'adressai d'amers reproches pour ce que j'avais fait. Mon âme était envahie de lassitude après des jours si heureux : « Ah, Sindbâd de la mer, me dis-je, tu es incorrigible ! Tu t'exposes à chaque fois aux calamités et aux fatigues mais tu ne peux t'empêcher de reprendre la mer. Lorsque tu te repens, tu ne fais que semblant. Eh bien, endure maintenant ce qui t'arrive et t'attend, tu le mérites. »
 

   
Sindbâd de la mer in Les Mille et une nuits, IV, circa IXe siècle, 563e nuit (traduction par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard, 2001, « Folio », p.453-5)