Les requins
 

1er août. - Toujours le même temps : grand calme, avec un soleil étouffant. Horriblement souffert de la soif, l'eau de la cruche étant absolument putride et fourmillant de vermine. Nous réussîmes cependant à en avaler une partie en la mêlant avec du vin ; - mais notre soif n'en fut que médiocrement apaisée. Nous trouvâmes plus de soulagement à nous baigner dans la mer, mais nous ne pûmes recourir à cet expédient qu'à de longs intervalles, à cause de la présence continuelle des requins. Ce fut alors chose démontrée pour nous qu'Auguste était perdu ; évidemment il se mourait. Nous ne pouvions rien faire pour diminuer ses souffrances, qui semblaient horribles. Vers midi, il expira dans de violentes convulsions, et sans avoir proféré un mot depuis plusieurs heures. Sa mort nous pénétra des plus mélancoliques pressentiments, et eut sur nos esprits un effet si puissant, que nous restâmes couchés auprès du corps tout le reste du jour, sans échanger une parole, si ce n'est à voix basse. Ce ne fut qu'après la tombée de la nuit que nous eûmes le courage de nous lever et de jeter le cadavre par-dessus bord. Il était alors hideux au-delà de toute expression, et dans un tel état de décomposition, que Peters ayant essayé de le soulever, une jambe entière lui resta dans la main. Quand cette masse putréfiée glissa dans la mer par-dessus le mur du navire, nous découvrîmes, à la clarté phosphorique dont elle était pour ainsi dire enveloppée, sept ou huit requins, dont les affreuses dents rendirent, pendant qu'ils se partageaient leur proie par lambeaux, un craquement sinistre qui aurait pu être entendu à la distance d'un mille. A ce bruit funèbre, nous fûmes pénétrés d'horreur jusqu'au plus profond de notre être.
 

   
Edgar Allan Poe, Aventures d’Arthur Gordon Pym, 1838, chapitre XIII
(traduction de Charles Baudelaire, Gallimard, « Folio », 1975, p.180-1)