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Candide, tout stupéfait,
ne démêlait pas encore trop bien comment il
était un héros. Il s'avisa un beau jour de
printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant
lui, croyant que c'était un privilège de l'espèce
humaine, comme de l'espèce animale, de se servir de
ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues
que voilà quatre autres héros de six pieds
qui l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans
un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le
mieux d'être fustigé trente-six fois par tout
le régiment, ou de recevoir à la fois douze
balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les
volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un
ni l'autre, il fallut faire un choix : il se détermina,
en vertu du don de Dieu qu'on nomme liberté, à
passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux
promenades. Le régiment était composé
de deux mille hommes. Cela lui composa quatre mille coups
de baguettes, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait
procéder à la troisième course, Candide,
n'en pouvant plus, demanda en grâce qu'on voulût
bien avoir la bonté de lui casser la tête ;
il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux ; on le fait
mettre à genoux ; le roi des Bulgares passe dans ce
moment, il s'informe du crime du patient ; et comme ce roi
avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu'il
apprit de Candide, que c'était un jeune métaphysicien
fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa
grâce avec une clémence qui sera louée
dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un
brave chirurgien guérit Candide en trois semaines
avec les émollients enseignés par Dioscoride.
Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher,
quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
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Voltaire, Candide ou
l’Optimisme, 1759, chapitre II (Gallica, document
électronique, d’après l’édition
de Sylvain Menant, Bordas, 1992)
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