Apprendre pour poursuivre sa route
 

Cette ville se situe au fin fond du Pays des Noirs. Il m'arriva là une chose des plus étonnantes. Un homme de ceux avec lesquels j'avais dormi au large me demanda un jour :
- Tu es étranger en ce pays, as-tu un métier qui te permettrait d'y gagner ta vie ?
- Par Dieu non, mon frère, je ne sais rien faire de mes dix doigts. J'étais un commerçant riche et prospère. Je possédais même un navire que j'avais acquis de mes propres deniers et chargé d'une riche cargaison en or et marchandises. Mais il fut brisé et fit naufrage par la volonté de Dieu ; toute ma fortune fut engloutie. Je ne me tirai de là que grâce à une poutre que Dieu avait fait flotter à ma portée. Je m'y agrippai trouvant ainsi mon salut.
L'homme se leva alors et revint avec un sac en coton qu'il me tendit en me disant :
- Prends ce sac et emplis-le de galets du rivage. Tu vas partir avec des gens de la ville que je vais te faire connaître et auxquels je te recommanderai. Fais exactement comme ils feront. Peut-être pourras-tu ainsi amasser de quoi reprendre ta route et revenir dans ton pays.
Il me conduisit avec lui, hors des murs, à un endroit tapissé de petits galets dont je bourrai le sac comme il me l'avait conseillé. Vinrent alors à passer, venant de la ville, des hommes qui, comme moi étaient munis de sacs pleins de ces cailloux polis. Il me présenta à eux et leur demanda de prendre soin de moi :
- C'est un étranger. Gardez-le avec vous et apprenez-lui à utiliser ces galets. Peut-être réussira-t-il à gagner de quoi subvenir à ses besoins. Vous ferez là une bonne action qui vous vaudra pieuse rétribution.
Ils acceptèrent volontiers, me souhaitèrent la bienvenue et m'emmenèrent avec eux. Chacun était muni d'un sac semblable au mien, rempli de galets. Nous marchâmes jusqu'à une large vallée plantée de nombreux arbres si hauts que personne n'y pouvait grimper. C'est là que vivaient des singes en grand nombre. À notre arrivée, ils prirent peur et s'élancèrent dans les arbres. Mes compagnons se mirent à leur lancer les galets qui emplissaient leur sac. Les singes ripostèrent en leur jetant les fruits arrachés aux branches. Je les examinai attentivement, c'étaient des noix de coco. Je choisis à mon tour un très grand arbre sur lequel étaient juchés de nombreux singes. Nous nous mîmes moi à leur lancer des galets, eux à riposter avec des noix que je m'empressai aussitôt de ramasser comme je voyais faire mes compagnons. Je finissais à peine de vider mon sac de galets que j'avais déjà une grande quantité de noix. Lorsque nous en eûmes terminé mes compagnons et moi, chacun se chargea autant qu’il le put et nous revînmes en ville en fin de journée.
J'allai à mon protecteur qui m'avait fait participer à la cueillette et lui offris toute ma récolte en le remerciant de sa sollicitude, mais il refusa :
- Garde ces noix, me dit-il, et va les vendre pour tes besoins. Voici la clef d'une des pièces de ma maison. Entreposes-y ce qui t'en restera. Chaque jour tu accompagneras ce groupe comme tu l'as fait aujourd'hui. Élimine les noix de mauvaise qualité et vends les autres. Tire bien parti de l'argent obtenu. Garde-le avec ton stock de noix dans cette chambre que je mets à ta disposition. Peut-être gagneras-tu assez pour pouvoir reprendre ta route.
 

   
Sindbâd de la mer in Les Mille et une nuits, IV, circa IXe siècle, 558e nuit (traduction par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, Gallimard, 2001, « Folio », p.430-2)