Une philosophie désespérée
 

Il est des moments et des circonstances dans cette affaire étrange et trouble que nous appelons la vie où l'univers apparaît à l'homme comme une farce monstrueuse dont il ne devinerait que confusément l'esprit tout en ayant la forte présomption que la plaisanterie se fait à ses dépens et à ceux de nul autre. Pourtant, rien ne l'abat, comme rien ne lui paraît valoir la peine de combattre. Il avale tous les événements, tous les credo, toutes les croyances, toutes les opinions, toutes les choses visibles et invisibles les plus indigestes, si coriaces soient-elles comme l'autruche à la puissante digestion engloutit les balles et les pierres à fusil. Car les petites difficultés et les soucis, les présages d'un proche désastre ne lui semblent que des traits sarcastiques décrochés par la bonne humeur, des bourrades joviales dans les côtes expédiées par un farceur invisible et énigmatique. Cette humeur insolite et fantasque ne s'empare d'un homme qu'au paroxysme de l'épreuve ; ce qui, l'instant d'avant, dans sa ferveur lui apparaissait si grave, ne lui semble plus qu'une scène de la farce universelle. Rien de tel que les dangers de la chasse à la baleine pour développer cette libre et insouciante cordialité, cette philosophie désespérée ! C'est sous ce jour que désormais, je vis la croisière du Péquod et son but : la grande Baleine blanche.
 

   
Herman Melville, Moby Dick, 1851, chapitre XLIX (traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion, 1989, p.257)