Ben Gunn
 

Aussitôt, le monstre reparut, et, faisant un vaste détour, entreprit de couper ma retraite. J'étais las, certes, mais eussé-je été aussi frais qu'à mon lever, que je n'aurais pas été de taille à rivaliser à la course avec un tel adversaire. D'arbre en arbre, le mystérieux monstre filait comme un daim, courant sur deux jambes, tel un homme. Mais la façon qu'il avait de se courber en avant n'était pas celle d'un homme. Pourtant, je ne pouvais plus en douter, c’était un homme.
Je me rappelai ce que j’avais entendu dire des cannibales et fus sur le point d’appeler au secours. Mais le simple fait que c’était un homme, aussi sauvage qu’il fût, m’avait quelque peu rassuré. Et ma peur de Silver s’était ranimée en proportion. Je restai donc immobile, cherchant un moyen de fuir. C’est alors que je pensai soudain à mon pistolet. Je n’étais pas sans défense, et le courage me revint aussitôt. Je fis face résolument à cet homme et marchai droit à son avance.
Cependant, il s’était embusqué derrière un autre arbre, et devait surveiller mes mouvements, car dès que je marchai dans sa direction, il réapparut et s’avança à ma rencontre. Puis, il hésita, recula de quelques pas, s’avança derechef et finalement, à mon étonnement et à ma confusion, se jeta à genoux et joignit les mains en signe de supplication.
Je m’arrêtai de nouveau et lui demandai :
« Qui êtes-vous ?
- Ben Gunn, me répondit-il, et sa voix était rauque et étrange comme le grincement d’une serrure rouillée. Je suis le pauvre Ben Gunn, je suis Ben Gunn. Je n’ai pas parlé à un chrétien depuis trois ans. »
Je pus voir alors que c’était comme moi un homme blanc, et que ses traits n’étaient pas désagréables. Sa peau était tannée, même ses lèvres étaient noires et ses yeux bleus surprenaient dans une figure si sombre. De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, il était le prince par ses haillons. Il était revêtu de lambeaux de vieille toile à voile et de vieux cirés ; et son extraordinaire costume d’arlequin tenait par un système d'attaches aussi divers que bizarre : boutons de cuivre, liens d’osier, nœuds de filin goudronné. Autour de la taille, il portait une vieille ceinture de cuir à boucle de cuir, qui était la seule partie solide de son accoutrement.
« Trois ans ! m'écriai-je. Avez-vous fait naufrage ?
- Non, camarade, dit-il, marronné
J'avais entendu ce mot, et je savais qu'il représentait un horrible châtiment assez commun parmi les flibustiers ; le condamné était abandonné sur le rivage de quelque île déserte et solitaire, avec un peu de poudre et un fusil.
 

   
Robert Louis Stevenson, L’Ile au trésor, 1883, chapitre XV
(traduction d’André Bay, Librairie Générale Française, 1961,
« Le livre de poche », 1972, p.112-4)