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Les oiseaux jetaient
de petits cris à Gilliatt.
On ne voyait plus que sa tête.
La mer montait avec une douceur sinistre.
Gilliatt, immobile, regardait le cashmere s’évanouir.
Le flux était presque à son plein. Le soir
approchait. Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques
bateaux de pêche rentraient.
L’œil de Gilliatt, attaché au loin sur
le sloop, restait fixe.
Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on
peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme
il y avait de l’inexprimable. Ce regard contenait toute
la quantité d’apaisement que laisse le rêve
non réalisé ; c’était l’acceptation
lugubre d’un autre accomplissement. Une fuite d’étoile
doit être suivie par des regards pareils. De moment
en moment, l’obscurité céleste se faisait
sous ce sourcil dont le rayon visuel demeurait fixé
à un point de l’espace. En même temps
que l’eau infinie autour du rocher Gild-Holm-'Ur, l’immense
tranquillité de l’ombre montait dans l’œil
profond de Gilliatt.
Le cashmere, devenu imperceptible, était maintenant
une tache mêlée à la brume. Il fallait
pour le distinguer savoir où il était.
Peu à peu, cette tache, qui n’était plus
une forme, pâlit.
Puis elle s’amoindrit.
Puis elle se dissipa.
A l’instant où le navire s’effaça
à l’horizon, la tête disparut sous l’eau.
Il n’y eut plus rien que la mer.
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Victor Hugo, Les Travailleurs
de la mer, 1866, 3e partie, III, V (Gallica, document électronique,
édition de Paul Meurice, Ollendorff, 1911)
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