cabinet de lecture
choses lues, choses vues

La chambre à coucher

Alberto Manguel

Lire au lit
Au XVIIIe siècle, même si les chambres à coucher n'étaient pas encore des espaces protégés, il était devenu assez courant de rester au lit – à Paris, du moins – pour que saint Jean-Baptiste de La Salle, l'éducateur philanthrope français, canonisé en 1900, lance un avertissement quant au danger coupable de ce passe-temps paresseux. Dans les Règles de la bienséance de la civilité chrétienne, publiées en 1703, il qualifie d'indécente et de discourtoise l'habitude de bavarder ou de s'amuser au lit, et recommande de ne pas imiter ceux qui s'occupent à lire ou à d'autres choses. Dans l'intérêt de la vertu, il déconseille de rester au lit, si ce n'est pour dormir.

Rituels
Le caractère privé de la chambre à coucher, ainsi que celui du lit, ne furent pas complètement acquis de sitôt. Même lorsque la famille était assez riche pour posséder des lits et des chambres individuels, les conventions sociales exigeaient que certaines cérémonies y eussent lieu. Par exemple, c'était la coutume, pour les dames, de "recevoir" dans leurs chambres, entièrement vêtues, mais couchées sur leur lit, soutenues par une multitude d'oreillers. Les visiteurs s'asseyaient dans la "ruelle", entre le lit et la balustrade. Antoine de Courtin, dans son Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, recommande avec fermeté qu'on garde tirés les rideaux de lit, afin d'obéir aux lois de la décence, et observe qu'il est "très mal séant et d'une familiarité de gens de peu, lorsque l'on est en compagnie de personnes sur qui l'on a point de supériorité, ou avec qui l'on n'est pas tout à fait familier, de se vautrer sur un lit et de faire ainsi conversation".
À Versailles, le rituel "lever du roi" devint un cérémonial très complexe dans lequel six hiérarchies différentes de la noblesse officiaient tour à tour dans la chambre à coucher royale et accomplissaient des tâches honorifiques telles que d'enfiler – ou d'ôter – la royale manche droite ou gauche, ou de faire la lecture aux royales oreilles.

Conquête de l'espace

Même le XIXe siècle ne reconnaissait qu'avec réticence le caractère privé de la chambre à coucher et ce n'est que dans la seconde partie du XXe siècle qu'un écrivain comme Colette, poussée par la maladie mais également par le désir de pouvoir disposer d'un espace entièrement conçu par elle, prit le lit. Au Palais Royal, sur son "lit-radeau" comme elle l'appelait, elle dormait, mangeait, recevait ses amis et connaissances, téléphonait, écrivait et lisait. La princesse de Polignac lui avait offert une table qui s'adaptait exactement au lit et lui servait de bureau. Appuyée sur ses oreillers comme lorsqu'elle était enfant à Saint-Sauveur-en-Puisaye, avec les jardins symétriques du Palais Royal déployés à sa vue par la fenêtre, à sa gauche, et tous ses trésors assemblés – ses objets en verre, sa bibliothèque, ses chats –, étalés à sa droite, Colette lisait et relisait, dans ce qu'elle appelait sa "solitude en hauteur", ses vieux livres favoris

Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, Actes Sud, 1998