cabinet de lecture
choses lues, choses vues

Les tout premiers bibliothécaires

Alberto Manguel

 

L'ordre du monde
Aristote disposait sans doute d'un système personnel pour retrouver dans sa bibliothèque les livres dont il avait besoin (un système dont, hélas, nous ne savons rien). Mais, étant donné le nombre des volumes contenus dans la bibliothèque d'Alexandrie, il aurait été impossible pour un lecteur individuel de mettre la main sur un titre précis sans un improbable coup de chance. La solution apparut – assortie d'une nouvelle série de problèmes –, sous les traits d'un nouveau bibliothécaire : le poète et érudit dit Callimaque de Cyrène.

Portrait
Né en Afrique du Nord au début du IIIe siècle avant J.-C., Callimaque vit presque toute sa vie durant à Alexandrie, où il enseigne d'abord dans une école des faubourgs avant de travailler dans la bibliothèque. Callimaque est un auteur, un critique, un poète et un encyclopédiste très prolixe. Il lance (ou reprend) un débat qui n'est pas encore clos à notre époque. Estimant que la littérature doit être concise et sobre, il dénonce ceux qui continuaient à écrire des épopées à l'ancienne, les qualifiant de bavards surannés. Ses ennemis l'accusent d'être incapable d'écrire des œuvres longues et d'avoir, dans ses poèmes courts, un style aussi sec que poussière ! Son pire ennemi – qui est par ailleurs son supérieur à la bibliothèque – Apollonios de Rhodes, a publié quant à lui une épopée de six mille vers, Les Argonautiques, illustration de ce que Callimaque a en horreur !
Sous l'œil assurément sévère d'Apollonios, Callimaque entreprend la tâche ardue de dresser le catalogue de la précieuse collection. Il exerce là une profession séculaire. On trouve en effet des traces de ces "ordonnateurs de l'univers" (ainsi que les appellent les Sumériens) dans les plus anciens vestiges de bibliothèques.

Classer, ordonner, structurer
À ce qu'il semble, le système choisi par Callimaque pour Alexandrie a moins pour base une liste ordonnée des possessions de la bibliothèque qu'une formulation préconçue de l'univers. Toute classification est arbitraire, en fin de compte. Celle que propose Callimaque paraît l'être un peu moins parce qu'elle applique le mode de pensée accepté par les intellectuels et les savants de son époque, héritier de la vision du monde des Grecs. Callimaque divise ainsi la bibliothèque en rayons ou tables (pinakoi), organisés en huit classes ou sujets : drame, art oratoire, poésie lyrique, législation, médecine, histoire, philosophie et divers. Il partage les œuvres longues en les faisant copier en plusieurs sections plus courtes appelées "livres", de manière à obtenir des rouleaux plus petits et plus commodes à manipuler. Sa gigantesque entreprise est achevée par des bibliothécaires ultérieurement, lui seul n'ayant pu aboutir au bout de sa tâche. L'ensemble des pinakoi, ou des tables – dont le titre officiel est : Table de Ceux qui furent remarquables dans tous les Domaines de la Culture, ainsi que leurs œuvres –, occupe apparemment cent vingt rouleaux.
On doit également à Callimaque un procédé de catalogage qui va devenir courant : l'habitude de ranger les volumes par ordre alphabétique. Avant cette époque, seules quelques inscriptions grecques énumérant une série de noms (et dont certaines remontent au IIe siècle avant J.-C.) utilisent l'ordre alphabétique.
Grâce à Callimaque, la lecture devient un lieu de lecture organisée et la bibliothèque d'Alexandrie, avec ses catalogues, sert de modèle, d'abord aux bibliothèques de la Rome antique, ensuite à celles de l'Orient byzantin et, plus tard enfin à celles de l'Europe chrétienne.

Alberto Manguel, La Bibliothèque la nuit, Actes Sud, 2006