cabinet de lecture
choses lues, choses vues

Rôle de la ponctuation

Annie Berthier

Tout commence par le point
L’Antiquité utilisait une écriture continue (la scriptio continua) et la lecture était faite à voix haute. Dans les inscriptions latines, on commence par mettre un point (punctum) entre chaque mot, d’où l’étymologie du mot "ponctuation". Au Ier siècle avant J.-C., Aristophane de Byzance utilise la première ponctuation précise : le point parfait au-dessus de la ligne, le point moyen au milieu, le sous-point sous la ligne. On sépare les mots comme on organise la société. Le point scande.
Le premier rôle et le plus ancien de la ponctuation est d’aider à la diction d’un texte et au chant : elle donne la "musique", l’écriture fonctionnant alors avant tout comme base d’oralisation. Puis, mise par l’auteur lui-même, elle permet aussi une bonne interprétation du sens de son texte. Aristote refusait, dit-on, de ponctuer Héraclite de peur de faire des contresens.
Saint Jérôme et plus tard les Bénédictins exercèrent une grande influence sur la mise en place des signes de ponctuation. De "l’homme scribal" médiéval à "l’homme typographique" de la Renaissance, les signes de renforts de l’écriture, d’abord légers, se compliquent au fur et à mesure que l’obligation se fait sentir d’adapter le système alphabétique hérité de Rome, vieux de plusieurs siècles, aux diverses langues romanes et à leurs systèmes phonétiques. L’apparition de la lecture silencieuse contribue à doter l’alphabet de dispositifs de plus en plus complexes dont la ponctuation fait partie.
Lors de l’apparition de l’imprimerie, typographes et humanistes jouent un rôle majeur dans l’utilisation de ces signes muets, les modulant et les adaptant : parmi eux, en France, Robert Estienne, Geoffroy Tory, Garamond, Louis Maigret, Péletier du Mans. C’est au XVIIIe siècle que se met véritablement en place la ponctuation moderne. Dans l’article "Ponctuation" de L’Encyclopédie, Beauzée dénote trois exigences : respirer, distribuer le sens, distinguer les degrés de subordination. Les manuels du XIXe siècle mettent en forme les règles que l’on connaît actuellement.

Fonction des signes de renfort
Dans l’écriture comme dans la parole, c’est la combinaison de plusieurs éléments qui construit un sens, et aussi du sens au-delà des mots. La lisibilité ne dépend pas seulement de la clarté du tracé ou de la graphie mais aussi de l’agencement des signes les uns par rapport aux autres et du cadre dans lequel ils ont été plantés.
La page peut être comparée à une petite scène de théâtre sur laquelle les signes qui correspondent aux phonèmes sont comme les acteurs : on les voit dans leurs différents costumes (par exemple : A, a, a, B, b, b) et on entend leur voix ; les autres signes et arrangements divers ressemblent au décor, aux coulisses, au rideau, et n’ont de signification que par leur fonction iconique et non verbale (par exemple : , — ’ [ «“ ~ ´ ) ; vus, non "lus", ils accompagnent les "acteurs", n’existent que grâce à eux. Certains dispositifs ont pour fonction de bien préciser le sens voulu par l’auteur : gras, italique, souligné. Le choix de la forme des caractères est important. D’autres dispositifs sont si discrets qu’on les neutralise à la lecture, comme les blancs entre les lettres (on parle alors d’espaces, au féminin), les blancs entre les mots (on parle alors d’espaces, au masculin) ou entre deux alinéas. L’œil du lecteur repère seulement quelques "points d’ancrage" privilégiés (lettres capitales, paragraphes, italique), et perçoit, plutôt qu’il ne les voit, les autres signes de renfort. Ce que dit aujourd’hui Massin de la lettre pourrait s’appliquer à la ponctuation, "perceptible, mais invisible, muette […], elle a pour mission essentielle de se faire remarquer le moins possible". D’autres signes, les accents, jouent un rôle particulier, tout comme l’apostrophe (anciennement dite "point crochu") ou le trait d’union dont l’ancêtre est un oméga renversé.
La ponctuation écrite n’est que l’un des systèmes de renfort de l’écriture dont on vient de voir quelques exemples ; elle a pour tâche de rendre autant que faire se peut la ponctuation parlée liée à la mimique d’un orateur et d’éviter les ambiguïtés : ainsi règle-t-elle la langue en mesure, indique-t-elle les temps de repos, les divisions en périodes, en phrases ; c’est la "respiration de l’écriture". Elle correspond à une gestuelle : en l’absence de son auteur, elle permet de donner à un texte écrit, par un moyen visuel et silencieux, l’animation et le sens qu’il aurait donné en le lisant lui-même, grâce à un arsenal toujours plus compliqué de signes.

Ponctuation et voix
"L’outil scriptural est extraordinairement limité : il défaille à rendre une voix chaude, sèche ou rocailleuse, jeune ou vieille, une articulation tendue ou relâchée, un débit régulier, saccadé ou haché, sauf à s’encombrer d’un appareil métalinguistique rendant toute lecture à peu près impossible." dit Rémy Dor.

On sait désormais que dans la lecture, même silencieuse, l’oreille ne cesse pas de jouer son rôle physiologique et que l’appareil phonatoire continue de fonctionner : les cordes vocales mobilisées articulent inconsciemment les mots, le lecteur entend dans sa tête le texte qu’il est en train de lire ; l’œil "entend" les signes graphiques phoniques, l’oreille "voit" les silences du texte ; le tympan "perçoit" les vibrations intonatoires et les lignes mélodiques inscrites dans les signes discrets du texte comme lorsqu’il écoute un orateur ; les ondes sonores de sa voix lui parviennent selon une intime association entre les deux sens de la vue et de l’ouïe.
C’est pour s’affranchir du dit que l’écriture au cours des temps s’est dotée de divers systèmes de renfort ; et, malgré les apparences, ce n’est que récemment qu’elle est devenue une activité autonome par rapport au dit : "parole peinte", elle est aussi du "sens tracé".
L’écriture alphabétique subit une métamorphose qui lui permet de donner du sens à elle seule, sans passer par la phonation, mais il y a et il y aura toujours des limites à ce rendu du dit (limite des outils pour le faire), du pensé (utilité du mot et de la syntaxe), du senti (utilité des systèmes de renforts et de la calligraphie). C’est en partie pour dépasser ces limites que des nouvelles technologies sont aujourd’hui en marche. Mais l’audiovisuel ne retrouve-t-il pas un usage fort ancien unissant vision et lecture à haute voix ? Si l’écriture peut faire taire la parole, elle est aussi une base pour l’oralisation et la phonation.

La ponctuation, une invention occidentale ? 
Avec la généralisation de l’imprimerie et l’usage mondial de la presse et des médias, les différents systèmes d’écritures à travers le monde adoptent des systèmes de ponctuation et de signes de renfort de l’écriture proches de ceux utilisés pour l’alphabet dit "latin". Cependant, dans chaque culture, le système de base reste souvent vivace.
En Chine, il n’existe pas, fondamentalement, de ponctuation : la lisibilité est confiée à une mise en ligne qui peut changer de sens, à une disposition en damier des caractères sur la surface à écrire séparés par des espaces ; plusieurs lectures d’un même texte sont parfois possibles et les poètes jouent avec bonheur de cette liberté.
En Inde, il existe des écritures sans espace entre les mots.
L’écriture arabe, quant à elle, a connu une évolution comparable à celle de l’alphabet dit latin : apparition de points où la couleur joue un grand rôle, de rosettes, de signes dans les marges. L’origine de la virgule est à rechercher dans la lettre arabe vav, petite boule avec un crochet qui est aussi la conjonction et empruntée par les typographes italiens de la Renaissance, de phonique en arabe, elle devient muette dans l’alphabet latin. L’alphabet arabe utilise désormais la virgule mais, pour ne pas être confondue avec le vav, elle s’écrit avec le crochet vers le haut.

Du texte brut au texte ponctué
"La ponctuation, c’est l’intonation de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance. Une belle page mal ponctuée est incompréhensible à la vue." dit George Sand.

La trace du travail de composition, effectué à partir de « la masse informe du sens » telle qu’elle existe dans le cerveau sous forme imagée pour arriver à un texte, se retrouve dans les silences et les pauses lorsqu’on parle et dans la ponctuation quand on écrit : ponctuer sert à passer du texte rêvé à la réalisation concrète en mots, groupes de mots. Lorsqu’il s’agit de pensée scientifique, le travail peut être si ardu que son aboutissement est parfois presque impossible. Dans une lettre à Hadamard, Einstein se plaint d’une extrême difficulté à vaincre pour traduire en mots et en formules sa pensée, car, jusqu’à un stade avancé de son raisonnement, elle se présente à lui sous forme d’images et plus encore d’impulsions musculaires. Cependant, l’ambiguïté créée par l’absence de signes muets peut devenir poétique. Mallarmé et d’autres poètes en ont donné la preuve. Parfois, seul l’art et la poésie sont capables de traduire un sens au-delà du sens premier, si nous "écoutons dans ce que nous disons, cela que nous taisons" (Octavio Paz), si nous percevons dans ce qui est écrit, cela qui est derrière la lettre. Aujourd’hui, l’aventure continue ; la ponctuation et les systèmes de renforts de l’écriture évoluent et s’enrichissent sans cesse ; notre clavier d’ordinateur est rempli de signes divers, notamment d’icones et de symboles dont le nombre se développe considérablement, parmi lesquels les signes du langage emoticon utilisé par certains cybernautes : s’apparentant aux pictogrammes et remplaçant la gestuelle qui accompagne ordinairement la parole, il fait apparaître graphiquement à partir des signes courants de ponctuation (à lire en faisant pivoter la feuille d’un quart de tour vers la droite) une synthèse de l’état d’esprit de celui qui écrit :
Et voici que pour vous,
loin de manifester le moindre mécontentement :  / - (
j’écris ma joie : = : -)
je ris : :-D
et vous envoie un clin d’œil avec un sourire : ;-)

Annie Berthier, Signes discrets, signes muets : l'écriture, la voix, le geste