cabinet de lecture
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Militants de la lecture républicaine

Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard

La lecture publique
Aujourd'hui, le terme de lecture publique désigne tout à la fois un domaine d'intervention de l'État (on parle de lecture publique comme de santé publique), une gestion spécifique des collections de livres et de documents (bibliothèques de lecture publique), mais aussi une pratique de la lecture (libre accès aux rayons, collections abondantes, variété des médias, actualisation rapide.
Cette conception de la lecture a paru, à un certain moment, suffisamment neuve pour exiger une rupture avec les pratiques antérieures. Dès lors, de part et d'autre de cette opposition qui apparaît sous la plume de bibliothécaires audacieux dès 1907 – mais ne devient discours officiel qu'après la Libération –, la notion même de lecture publique n'a pas le même sens et,  progressivement, cette notion finira par désigner la lecture en bibliothèque.
Cependant, jusqu'à la Grande Guerre, ce que nous ferions volontiers entrer dans la catégorie de lecture publique relève souvent d'initiatives privées et risque de désigner de manière fort anachronique des pratiques et des institutions qui n'ont été rassemblées qu'après coup sous ce terme.

Les militants de la lecture républicaine
Les bibliothèques populaires constituent un phénomène plus foisonnant que cohérent au moment où la IIIe République s'intéresse à leur sort pour tenter de soutenir leur développement en encadrant leurs initiatives et leurs achats.
Comme les bibliothèques scolaires, elles sont nées dans les années 1860. Elles visent le "peuple", selon cette acception du mot que Littré distingue dans son dictionnaire : "partie de la nation considérée par rapport aux classes où il y a soit plus d'aisance, soit plus d'instruction".
Elles doivent procurer des livres à ceux qui ne peuvent les acheter mais doivent s'en instruire.
Fonder une bibliothèque populaire, c'est créer dans l'espace urbain ou rural un lieu de rencontres et d'échanges autour des livres, lieu fait pour favoriser le partage des valeurs, des émotions, des références culturelles, grâce à quoi les familles politiques, au pouvoir ou dans l'opposition, pénètrent des cercles de plus en plus larges d'électeurs potentiels.
Dans les périodes de surveillance policière (au début du Second Empire, au temps de l'Ordre moral), les œuvres philanthropiques sont la couverture qui permet à des militants empêchés de politique d'avoir néanmoins une existence publique et d'entretenir un réseau social.
De là, la profusion des discours convenus et l'invention d'un style consensuel, célébrant la bibliothèque populaire et ses vertus, en dehors de tout contexte polémique.
Une fois la République en place, les ténors des associations qui peuvent proclamer au grand jour leur sentiment républicain ou leur philosophie du progrès social vont parfois être partagés sur la marche à suivre. Tandis que la plupart voient dans la conjoncture institutionnelle une garantie d'expansion, de sécurité, voire de triomphalisme revanchard, d'autres seraient prêts à remettre entre les mains de l'Etat ou des municipalités l'éducation du peuple à la lecture.
Les institutions philanthropiques n'auraient joué qu'un rôle de suppléance et d'incitation qui s'achève. A la ligue de l'enseignement, où l'on a participé activement aux campagnes en faveur des grandes lois scolaires, le débat est tranché par Jean Macé : "Notre peuple, si enchaîné qu'il soit à la forme républicaine par l'absence d'une monarchie possible [n'a pas] bien autant qu'il serait nécessaire les habitudes d'esprit, les mœurs de la République". (Bulletin de la Ligue française de l'enseignement, 1894).
La ligue doit donc poursuivre son travail : "Son œuvre, c'est l'éducation républicaine du pays ; sa raison d'être, c'est le suffrage universel."
Ainsi, bien qu'inféodées à des groupes de pression ou aux pouvoirs municipaux et à leurs multiples facettes idéologiques, les associations génèrent un discours moderniste en ce que la nécessaire éducation du peuple et sa moralisation sont conçues comme des tâches historiques.

Le discours officiel
Le ministère de l'Instruction publique reconnaît deux sortes de bibliothèques populaires. Celles qui sont dues à l'initiative des municipalités (bibliothèques communales), et celles qui sont gérées par des associations ou des particuliers (bibliothèques libres).
Les premières, depuis l'ordonnance du 22 février 1839, sont tenues d'accepter le contrôle de l'administration et de lui faire parvenir régulièrement leur catalogue. Elles doivent posséder un comité d'inspection et d'achat des livres dont la liste des membres est soumise par le préfet à l'approbation du ministre de l'Instruction publique. En contrepartie, elles peuvent bénéficier de dons de livres provenant du dépôt légal ou de souscriptions à l'initiative du ministère.
Les secondes ont besoin pour ouvrir d'une autorisation préfectorale qui n'est attribuée qu'au vu des statuts et du catalogue.
Si elles désirent bénéficier des largesses du ministère (subventions, concessions de livres), elles doivent alors entrer dans le rang et se soumettre aux mêmes contrôles que les bibliothèques communales (arrêté du 6 janvier et décision du Conseil d'Etat du 4 mai 1874).
Depuis la même date, existe au ministère de l'Instruction publique une commission des bibliothèques populaires, dont les missions de surveillance sont explicites : désigner les ouvrages qui doivent être mis dans les réserves (les enfers) et prêtés aux seuls "lecteurs sérieux", examiner les catalogues et indiquer les volumes qui doivent en être retirés, parce que contraires à la morale, à la Constitution ou aux lois, inscrire sur un catalogue général de la commission les ouvrages communiqués par les éditeurs ou les auteurs et susceptibles de convenir aux bibliothèques populaires.
Cette commission a fusionné en 1879 avec celle des bibliothèques scolaires.

L'association des Amis de l'instruction
Parmi les bibliothèques populaires qui existent en 1880, les plus anciennes sont nées à l'initiative de militants de l'éducation ouvrière urbaine : enseignants ou hommes de lettres philanthropes, militants ouvriers ou artisans marqués par les divers courants socialistes, hommes des partis progressistes.
Ainsi, les bibliothèques fédérées autour de l'association des Amis de l'instruction. La première est créée par un ouvrier typographe, Jean-Baptiste Girard, l'un des fondateurs de l'Union des associations ouvrières de 1849.
C'est une bibliothèque associative, pratiquant le prêt à domicile et ouverte aux femmes, dirigée par ses lecteurs et maintenant son indépendance économique par des cotisations. Les bibliothèques gratuites, alimentées par les subventions philanthropiques, lui font une concurrence redoutable.
Toutefois, chez les Amis de l'instruction, en échange d'une modique participation financière, chaque adhérent est co-gestionnaire du fonds, associé aux achats, et non pas simple consommateur. La liberté a son prix…
Pour survivre aux nombreuses attaques de l'autorité municipale, le conseil d'administration de la bibliothèque a dû s'entourer d'un réseau d'alliances discrètes, jusque dans la cour impériale et accepter un minimum d'intrusions de l'administration. Les influences antagonistes de l'Association polytechnique et de l'Association philotechnique, qui s'est séparée de la précédente depuis 1848, s'y manifestent alternativement. L'essaimage de l'institution sur les divers arrondissements parisiens puis sur la banlieue et quelques petites villes de province, mal connu jusqu'à présent, est le fruit conjugué de certaines radicalisations politiques et de la volonté d'extension des militants de l'association.
Mais les deux associations les plus impliquées dans la lecture populaire sont la Société Franklin et la Ligue de l'enseignement.
L'apogée de la première se situe vers 1880, moment où sa célèbre concurrente, satisfaite du vote des lois scolaires, va consacrer davantage d'efforts à l'éducation populaire par le livre, et la dépasser.

Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours de la lecture, éditions BPI-Fayard, 2000