cabinet de lecture
choses lues, choses vues

Prélèvements

Christian Jacob

"D'autres écritures de lecteurs échappent à ce face à face hypnotique avec un texte qui défie l'interprète et sans doute l'interprétation. La bibliothèque est alors conçue comme un espace à parcourir, où le voyageur se doit de prélever, d'ordonner et d'accumuler ce qu'il ne rencontrera peut-être qu'une seule fois en chemin. La lecture est ici indissociable d'une technique de filtrage des textes lus, qui en extrait des mots, des énoncés, des données factuelles investis d'une valeur intrinsèque, indépendamment du contexte original où ils ont été trouvés. Le prélèvement peut rester dans les espaces de l'intime ou entrer dans la circulation publique, sous une forme brute ou à travers divers degrés de réélaboration.
L'écriture participe ainsi d'une économie générale de la lecture, ou plutôt des lectures qui se succèdent le long d'une vie de lettré. Noter, prélever, organiser, réemployer sont autant d'opérations qui participent d'une conception utilitaire de la fréquentation des livres où, guidé par sa curiosité ou par un projet intellectuel ou littéraire particulier, le lecteur tentera de mettre à profit sa fréquentation des livres. Ces gestes graphiques, qui soulignent ou désignent à même le livre, puis qui exportent des citations d'un support à l'autre, décontextualisent et recontextualisent des matériaux linguistiques ou des objets de savoir, présupposent une conception de la bibliothèque comme champ intellectuel, comme espace d'exemplarité quant à l'usage des mots, aux figures du style, à l'autorité des informations ou aux normes de l'éthique et des comportements.
Par "bibliothèque", il faut entendre un corpus de textes dont la constitution fait, à un moment donné, l'objet d'un consensus social – corpus des auteurs à lire et à imiter, des sources fiables de savoir. Les critères de la sélection et du prélèvement des données, comme ceux de leur mise en ordre et de leur réutilisation, varient selon les sensibilités et les savoir-faire individuels. Ils peuvent être aussi imposés par les normes du style et du goût, ou par la hiérarchie des autorités et des sources d'informations, qui définissent un milieu intellectuel ou littéraire particulier. La liberté du lecteur peut être ou non contrainte par ces cadres prédéfinis.
Les lecteurs utilisent des filtres, des lunettes pour voir de près ou de loin, des instruments de mesure, un outillage linguistique, conceptuel et herméneutique. Ils posent même parfois des grilles sur la surface des textes. Ils utilisent des fiches pour prélever et redistribuer, des index pour localiser et se déplacer, des thesauri pour accumuler. Le livre devient une carrière, parfois un terrain de sport (individuel ou collectif), voire un terrain de manœuvres militaires, lorsque, dans les cas extrêmes, on veut ruiner une hypothèse, attaquer une école de pensée, venir à bout d'une difficulté ou mater une pensée rebelle."
D'après Christian Jacob, Des Alexandries II. Les métamorphoses du lecteur, éd. BnF 2002