« Pour moi, j'émets le vœu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l'industrie, du commerce, rentre dans celui de l'art. C'est là sa seule, sa véritable place, et c'est dans cette voie que je chercherai toujours à la faire progresser. C'est aux hommes qui s'attachent à son progrès de se pénétrer de cette idée. »

      
Portrait de Gustave Le Gray, Henri Le Secq   Gustave Le Gray (1820-1884) est une figure centrale de la photographie du XIXe siècle. Contemporain de photographes comme Nadar, Charles Nègre, Henri Le Secq, Edouard Denis Baldus, les frères Bisson, Roger Fenton, il occupe néanmoins une place à part. Comme la plupart d'entre eux, il commence par une formation de peintre. Sa maîtrise absolue de la technique photographique l'amène à mettre au point deux inventions majeures, le négatif sur verre au collodion en 1850 et le négatif sur papier ciré sec en 1851. Son sens de la composition hérité de la peinture, adapté à l'esthétique photographique naissante, le conduit à aborder de nombreux sujets : portraits, vues d'architecture, paysages, nus et reproductions d'œuvres d'art.
   
 

Un héros de fiction


Portrait de Louis-Napoléon Bonaparte en Prince-Président
 

La vie de Le Gray est un roman. La figure de ce fils de petits-bourgeois qui se voue aux beaux-arts, porté par l'élan de la génération romantique puis par la prospérité de l'Empire, progressivement déchiré entre l'obsession de l'art et les contraintes de la famille et du commerce, ruiné par son idéalisme et par sa légèreté de caractère, se libérant enfin de ses fardeaux par une infamie, est, sans retouches, celle d'un héros de fiction : Émile Zola aurait pu disséquer ce personnage sans rédemption, victime de sa passion, de l'argent et de la société. À moins qu'il n'eût trouvé l'histoire déjà trop chargée de stéréotypes, de symboles et de péripéties : en fin de compte, une fois intégrés les épisodes nouveaux, c'est moins un roman social que le scénario d'un mélodrame à grand spectacle. Qu'on en juge.
Prologue : comment vient-on aux beaux-arts ? En fuyant le droit et en causant du chagrin à son vieux père.
Premier acte : voyage à Rome, éblouissement artistique, essais de photographie, amour et mariage précipité. Les parents ont de noirs pressentiments. Vient la révolution. L'artiste, tout à sa vocation, ne monte pas sur les barricades mais fréquente le Louvre et le Cabinet des estampes. On remarque son talent, les artistes et la bonne société se pressent dans son atelier devenu école. Louis-Napoléon Bonaparte lui commande la première effigie officielle d'un chef d'État, et l'Empire sera son heure de gloire. Mais l'argent s'en mêle : le capital mise sur lui, se lasse de ses fantaisies et le brise. Ses confrères et disciples se précipitent pour partager ses dépouilles : fin du premier acte.

Pylône du temple de Dendérah
Dromadaire chargé d'un fût de canon
 

Intermède vaudevillesque et héroï-comique : une croisière de luxe avec Alexandre Dumas incluant révolution en Sicile avec Garibaldi et femme fatale déguisée en garçon, qui attise les passions à bord. Brouille et abandon au milieu de la Méditerranée. Le second acte sera sombre mais exotique : massacres au Liban, la cour du pacha, pyramides et chameaux, voyage sur le Nil. Exil hanté de remords sous forme de tableaux véristes répétés : déchéance et disparition de la famille abandonnée, mort du dernier ami et de la mère aimante (les créanciers, toujours à l'affût, s'abattent sur l'héritage).
Vient le tableau final dans son décor orientaliste : la chaleur de juillet au Caire, une demeure mauresque dépouillée, un narguilé, une belle jeune Grecque et un nourrisson. Le vieil artiste expire entouré de ses manuels de chimie, de ses caisses de négatifs et de ses toiles. Dans la cour, sous le soleil, entre quatre bancs arabes, dernier symbole un peu appuyé, un grand chevalet et un pied d'appareil photographique.

 

Le lien entre l'homme et l'œuvre


Autoportrait, Gustave Le Gray  

Il subsiste bien des blancs dans ce canevas, en dépit de tous les documents, connus ou inédits, qui ont pu être rassemblés. Surtout, nous ne savons rien de la peinture de Le Gray : aucun tableau n'a encore été identifié, alors qu'il en a produit durant toute sa vie. Rien n'indique que ces œuvres aient été de grande qualité, mais leur connaissance aurait été précieuse pour mieux comprendre un artiste qui s'est toujours dit peintre, et dont les photographies portent la marque d'une réflexion profondément picturale. Car c'est bien là, au-delà des événements d'une vie, le lien primordial entre l'homme et l'œuvre qui doit être souligné : l'ambition artistique, l'extension à la photographie d'exigences apprises chez Paul Delaroche, au Louvre, à Rome, puis développées dans un commerce constant avec les peintres contemporains. Mieux comprendre l'ascension, la chute et le travail du photographe le plus doué de son temps, c'est éclairer aussi l'ambition et le destin d'une génération qui a donné à la photographie son âge d'or. Le rôle central de Le Gray, au carrefour de l'art, de la science, du commerce et du pouvoir, dans la genèse du monde de la photographie sous le Second Empire, voire dans l'élévation de la photographie au rang d'un art, permet de poser des questions historiques et artistiques qui dépassent l'individu. La moindre n'est pas celle du style en photographie, fait de technique autant que d'esthétique : entre le maître et les disciples, les attributions peuvent être délicates à trancher.